Le Musée Jenisch à Vevey, un équilibre en expansion

Numéro 21 – Mars 2009

Directeur depuis bientôt cinq ans du Musée Jenisch à Vevey, Dominique Radrizzani travaille à faire de cette structure de musée com­munal un lieu reconnu non seulement inter­nationalement, mais aussi par les Suisses en général et par les Vaudois en par­ticulier. En quelques traits, il expose ici quelques-uns de ses desseins.

À partir de quelle époque le Musée Jenisch est-il devenu une structure municipale ?

Malgré son nom, il l’a été depuis le début. Le point de départ est un legs de Fanny Jenisch, veuve d’un sénateur de Hambourg, qui a donné deux cents mille francs or de son temps à la Ville de Vevey pour la construction d’un musée. Fanny Jenisch a fait ce don pour exprimer sa gratitude à une région où son mari et elle avaient passé d’heureuses années. Dans la conception de l’époque, un musée avait des salles de peintures, mais aussi une section de sciences naturelles, de géologie, d’histoire, une bibliothèque, un peu sur le modèle que nous connaissons encore au Palais de Rumine à Lausanne. Cette idée répercute la diversité des « Cabinets de curiosité » du XVIIIe siècle, un restant d’idée encyclopédique des Arts et des Sciences.

Fanny Jenisch a aussi légué une partie des collections ?

Non. Elle a offert l’argent pour bâtir une enveloppe vide : en fait d’œuvres, le musée n’a conservé d’elle que son portrait. Elle est décédée en 1881. Après sa donation, les Veveysans ont choisi le meilleur terrain disponible, désigné les architectes et le Musée Jenisch a finalement été inauguré le 10 mars 1897. Une quinzaine d’année entre le legs et la réalisation : autant dire un battement de sourcil par rapport à d’autres réalités muséales actuelles…

La ville a donc été impliquée immédiatement dans le processus de décision et de construction ?

Oui, d’autant plus que la constitution progressive des collections est obtenue d’abord grâce à la population. Ainsi, la première œuvre du musée, celle qui porte le numéro « P1 » de l’inventaire, a pu être acquise grâce à une souscription auprès des habitants de Vevey : il s’agit d’un tableau de Bocion, Le Port d’Ouchy de 1885. Comment les autres collections sont-elles entrées ? Certains se souviennent encore des remarquables ensembles de coléoptères, de merveilles ornithologiques et aussi d’une girafe empaillée.

Que sont devenus ces animaux ?

La girafe est, je crois, à Rumine… Après la Deuxième Guerre mondiale, le département des peintures a progressivement gagné en importance avec les directions de François Daulte (qui allait créer par la suite la Fondation de l’Hermitage à Lausanne) et de Fernand Favre. Mon prédécesseur Bernard Blatter, qui a passé vingt ans à la tête du musée, de 1983 à 2004, est le premier a avoir vraiment mis l’accent sur les Beaux-arts. Il a aussi obtenu le transfert à Vevey des collections d’estampes du canton. Et, au milieu des années 1980, il a réorganisé les espaces d’exposition et écarté les animaux. Le musée s’est réouvert en 1989 avec deux étages dévolus aux Beaux-arts et le rez-de-chaussée inférieur investi, de façon tout à fait indépendante, par la Bibliothèque municipale ; lorsque celle-ci a cherché à s’agrandir, elle a trouvé de nouveaux locaux sur le quai Perdonnet, au bord du lac, où elle s’est transférée en 2006.

Vous aussi aviez besoin de plus d’espace ?

Oui. Ce déménagement de tout l’étage inférieur offrait l’opportunité d’un réaménagement important du musée, à partir du choix politique d’affecter la totalité du bâtiment aux Beaux-arts.
Encore fallait-il trouver l’argent pour effec­tuer les transformations requises…

Vous allez prolonger le grand escalier monumental jusqu’en bas ?

Non, mais nous allons effectivement rétablir la liaison verticale qui existait originellement entre les étages, avant les travaux d’il y a vingt-cinq ans. Le projet étant encore à l’étude, je ne peux malheureusement pas vous en dévoiler le détail, mais vous annoncer qu’il tend à la plus grande rationalisation des espaces, afin d’améliorer la manutention, la conservation, mais aussi l’accueil des publics.

Kokoschka est un autre point fort du musée. En fait, il y a deux endroits au monde où il est possible d’étudier ses œuvres : Vienne en Autriche, et Vevey.

Les secteurs « dessins », « estampes » et « Kokoschka » gagneront encore en visibilité, puisqu’une salle sera désormais réservée à l’étude, documentation et consultation des œuvres sur papier, pour que les chercheurs et les étudiants avancés puissent approcher les originaux.

Vous avez pu vous-même bénéficier de semblables équipements dans des musées ?

Oui, en Italie, en Hollande, en France…

Est-ce que vous essayez par ce moyen d’étendre le rayonnement de ce musée ?

Clairement. Au cours de son histoire, le Musée Jenisch a pu bénéficier de legs artistiques exceptionnels, notamment dans les domaines du dessin et de l’estampe, ainsi que pour des artistes majeurs du XXe siècle. Il s’agit donc de fortifier aujourd’hui ces pôles d’excellence afin que le musée se positionne en bastion dans les quelques domaines où il peut prétendre être le meilleur. En ce qui concerne les estampes, Vevey est, après Genève, le principal centre en Suisse romande, depuis que le canton a choisi d’y transférer, il y a vingt ans, le Cabinet cantonal des estampes, précédemment conservé au Musée de l’Élysée à Lausanne. Il réunit des collections remarquables, comme la Fondation William Cuendet et Atelier de Saint-Prex ou le Fonds Decker. En ce qui concerne le dessin, j’ai fondé il y a quatre ans le Centre national du dessin, autour d’une collection ancienne léguée à Vevey, peu a peu enrichie de dons et d’achats ; de plus, j’y développe une bibliothèque qui est un outil scientifique. Enfin, Oskar Kokoschka est un autre point fort du musée puisqu’il y a désormais deux endroits au monde où l’on puisse étudier l’œuvre : Vienne en Autriche, et Vevey en Suisse. La Fondation Kokoschka s’est installée ici parce que le peintre lui-même s’était établi dans la région les vingt-cinq dernières années de sa vie.
Notre structure est trop petite pour que l’on puisse montrer ne serait-ce que l’essentiel des collections de manière permanente. De plus, les œuvres sur papier ne doivent pas être présentées trop longtemps à la lumière. La bonne solution est donc un cabinet de consultation, ouvert aux chercheurs du monde entier. Cet aspect sera sans doute financé en partenariat avec le privé.

Est-ce parce qu’il s’agit d’un équipement peu courant, novateur pour nos régions, que vous sollicitez un privé plutôt que le secteur public ?

Si le fonctionnement du musée est pris en charge par la Ville, les sommes nécessaires pour donner de l’ampleur aux manifestations – ou à de grands travaux – proviennent de mécènes ou de sponsors. Il nous a été plus facile d’aller parler aux autorités communales responsables et de leur présenter un budget de rénovation de 6 millions en les assurant que nous nous chargions de trouver la moitié auprès de mécènes et subventionneurs privés. Il ne s’agit pas que de l’aspect financier : il importe que l’intérêt pour cette réalisation soit partagé, que la valeur de la démarche reçoive des cautions extérieures. À nous de réunir la moitié du budget, en allant frapper aux portes de Nestlé, du Fonds d’équipement touristique du canton de Vaud, de la Fondation Oskar Kokoschka, de la Fondation Leenaards, de la Loterie romande – il en est trop rarement fait mention, mais la Loterie romande aide considérablement les associations qui soutiennent les musées. Il serait inconvenant d’aller vers les grands subventionneurs privés ou semi-publics en disant : « j’ai trois millions de la Commune, donnez-moi le reste ! »

Les sponsors préfèrent être liés à des valeurs sûres plutôt qu’à des artistes encore dérangeants

Et pour les expositions, quelle est la situation du Musée Jenisch : Vevey vous soutient-elle correctement ?

Les demandes et les attentes ne manquent pas, mais je dois dire objectivement que le musée est bien soutenu par Vevey. Il y a une fidélité, une compréhension et une écoute de la part du politique, qui suit les manifestations et défend publiquement et officiellement le musée. Je ne dis pas cela pour flatter mon autorité de tutelle, mais parce qu’elle montre un véritable engagement, jusqu’à déplacer le Grammont régulièrement pour les beaux yeux du Jenisch.
Ceci dit, mes collaboratrices et moi-même ne pourrions pas faire les expositions que nous faisons avec le seul soutien de la Ville. Pour les dernières expositions, pour Kokoschka, pour Bocion (Au seuil de l’impressionnisme), pour Balthasar Burkhard, les coûts allaient au double ou au triple de ce que nous autorisait le budget annuel. Une grande partie du métier de conservateur consiste à trouver les compléments.

Pour chaque sujet, vous cherchez des entreprises intéressées ?

À Vevey, Nestlé cultive plusieurs domaines d’intérêt et nous soutient très fidèlement et généreusement. Par ailleurs, la multinationale constitue une collection au Musée Jenisch. Ainsi un des plus étourdissants dessins de la période bleue de Picasso appartient à ce fonds, ainsi que des pages de Delacroix, Giacometti, Warhol, etc. et la mention « Collection d’art Nestlé au Musée Jenisch » se retrouve dans les revues ou les catalogues d’exposition. Nestlé investit d’ailleurs aussi une somme très importante dans les travaux d’agrandissement du musée.
Le partenariat privé-public joue encore sur d’autres niveaux. Les collections du musée appartiennent bien évidemment à la collectivité, Eiger, Mönch et Jungfrau par exemple, un des plus célèbres chefs-d’œuvre de Hodler, appartient à la collectivité. Mais il y a les dépôts à long terme de la Fondation Kokoschka (2 000 œuvres), de la Fondation Balthus, ceux d’importants collectionneurs privés, qui sont autant de formes de partenariats culturels. Mais extra-financiers.
Il peut aussi se réaliser des sortes de fusions avec d’autres institutions publiques, c’est le cas du Cabinet cantonal des estampes. Cette « cantonalité » exprimée dans l’intitulé même du cabinet peut apporter d’utiles soutiens privés. Même la Fondation Leenaards, qui avait décidé de ne plus intervenir en principe dans des projets structurels, a admis d’encourager le rayonnement des Beaux-arts au niveau cantonal vaudois : elle appuie le projet de nouveau musée cantonal des Beaux-arts et n’exclut pas un soutien au réaménagement du Cabinet cantonal des estampes du Musée Jenisch.

Le relatif équilibre que vous décrivez entre subventionneurs publics et privés à Vevey est-il dû au peu de concurrence locale que rencontre le Musée Jenisch ?

On ne peut pas dire cela, le Musée Jenisch n’est pas seul. Il y a tout d’abord la proximité de Lausanne, avec son Musée des Beaux-arts et la Fondation de l’Hermitage, les galeries. Et à Vevey même, nous avonsle Musée Suisse de l’Appareil Photographique, le Musée Historique de Vevey et celui de la Confrérie des Vignerons. La carte muséale comprend en outre l’Alimentarium qui, contrairement aux autres institutions, est un musée entièrement privé. Beaucoup de musées donc, pour une ville de 15 000 habitants.

Tout cela à a l’air idyllique, mais est-ce que tous vos projets obtiennent les financements désirés ?

Les expositions d’art contemporain sont « invendables », à de très rares exceptions près. Il est infiniment plus porteur d’organiser une exposition Balthus ou Bocion, même si ni l’un ni l’autre n’ont besoin de cela pour se faire connaître. Leur réputation attire le public et les sponsors : ceux-ci ne pouvant guère espérer, en échange de leur soutient financier, qu’une contrepartie de visibilité dans les imprimés, ils préféreront souvent être associés à des valeurs sûres (Courbet, Hodler, Kokoschka) plutôt qu’à des artistes encore dérangeants. Mais l’ouverture au contemporain me tient, ainsi qu’à mes collaboratrices, particulièrement à cœur. J’ai de la chance que la Ville me soutienne dans cette voie : le Jenisch a ainsi pu présenter Alexander Hahn, Circuit, Alain Huck, Denis Savary, Balthasar Burkhard…

Très clairement, les expositions d’art contemporain sont ‹ invendables ›, à de très rares exceptions près. Il est beaucoup plus porteur d’organiser une exposition Balthus ou Bocion

Et le public suit ?

Les expositions contemporaines contribuent à faire comprendre et apprécier de nouvelles démarches. À Genève, il y a un MAMCO. Mais dans le canton de Vaud ? Le Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne et le Musée Jenisch Vevey s’emploient vaillamment à cette dimension prospective, en espérant qu’une confiance et une curiosité s’installeront peu à peu. Il en va de même pour le dessin qui, de plus en plus, a ses appartements à Vevey.
Par ailleurs, Vevey est l’une des étapes du voyage romantique du « Grand Tour ». Tout un public touristique passe ici – fidèle à l’héritage de Rousseau et Byron – et la ville en profite. Or une part importante de ce public regrette que les collections permanentes du Musée Jenisch restent souvent invisibles. Le musée agrandi permettra de montrer en permanence des pièces de nos collections, sans perdre l’espace des expositions temporaires.

Quelle part du budget d’une exposition est apportée par les visiteurs ?

Le prix d’entrée oscille entre 10 et 12 francs. Les expositions attirent, pour les plus grosses 30 000 visiteurs, et les plus risquées ou confidentielles descendent sous les 5 000.

Et vous établissez les budgets en estimant le potentiel de public ?

Surtout, j’essaie de faire en sorte qu’une exposition à succès aide des événements plus difficiles, liés à des pratiques, des périodes ou des médiums moins populaires. Il y a aussi la solution de partenariats interinstitutionnels, comme pour la récente exposition Balthasar Burkhard, coproduite avec le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. De telles collaborations permettent, surtout pour l’art contemporain, de trouver une « surcaution ». Avoir le soutien d’un autre musée, bien établi en France, rassure une partie du public. Les Vaudois, qui sont méfiants de nature, doutent souvent de la qualité de la cuisine quand ils se trouvent devant l’inconnu. Le fait que Pierre Rosenberg, de l’Académie française et Président-directeur honoraire du Louvre, ou Jean Clair, du Musée Picasso, l’artiste de renommée internationale Pierre Alechinsky viennent donner des conférences ici, conforte citoyens et politiciens dans l’idée que les sujets présentés sont bons et que les choix sont conformes à des courants européens. Cette confiance dans l’intérêt du travail présenté est indispensable.
Vevey a monté voici quelques mois l’exposition Denis Savary : plusieurs critiques et professionnels ont découvert l’artiste à cette occasion et reconnu son génie. Au bilan final, la plus faible des fréquentations, mais au lendemain de la fermeture ici, une reprise telle quelle par le Jeu de Paume à Paris. Tiens tiens, c’était donc quelque chose…
En terme de valorisation et d’implication avec le privé, une autre expérience significative : Léonard Gianadda m’a demandé de réaliser avec Jean Clair la rétrospective Balthus (100e anniversaire) à Martigny l’année dernière.

Bien sûr, on vous l’a reprochée en considérant cela comme un transfert culturel vaudois en faveur du Valais ?

Au contraire, les autorités m’ont encouragé et félicité. Paradoxalement, le simple fait que mes compétences soient appréciées ailleurs – et par une fondation très populaire, aux chiffres de fréquentation affolants – faisait mieux reconnaître mon travail à Vevey ! Quant à moi, j’ai adoré voir fonctionner cette « entreprise culturelle », qui est une véritable machine de guerre pour attirer le grand public.

Vous pensez continuer dans cette direction et renouveler de telles expériences ?

Il m’intéresse de multiplier les relais et de les diversifier. En ce sens, le musée vient d’engager une responsable de communication qui s’occupera aussi de développer notre site internet. Comme le musée Jenisch vient de fermer pour travaux et ne rouvrira qu’en 2011, on pourra d’ici là en visiter le site… sur la toile.