Le soutien artistique de la Confédération, ou l’immaculée contraception

Numéro 23 – Septembre 2009

Cela a débuté comme si de rien n’était. Après quatre années passées au Département de l’économie, un job bien fait pour lui et auquel tous ses contacts pouvaient servir, l’ironie du sort politique a poussé en 2003 le Conseiller fédéral Couchepin au DFI… Installer un tel homme à l’Intérieur, c’est-à-dire le charger de tenir en quelque sorte le ménage fédéral, a pu sembler à beaucoup une grandiose plaisanterie. Le Valaisan a dû ainsi s’occuper de l’égalité entre femmes et hommes, de la météo (soleil toute l’année), de la santé et des assurances sociales, de l’éducation et, aussi, de la culture… Pas celle des abricots, encore qu’il soit loisible de se demander aujourd’hui si l’habitude observée dans son canton d’en balancer chaque année quelques tonnes au Rhône n’a pas influé sur sa vision de la production des artistes d’ici. La Loi sur la culture parue sous sa haute direction semble en porter la marque : quasi tous les secteurs artistiques y sont abandonnés à de tristes voyages au bout de leur déshérence, dans un pays qui leur refuse reconnaissance et soutien national. Le départ de Pascal Couchepin du Conseil fédéral en ce mois d’octobre 2009 apparaît donc comme la sortie de jeu de celui qui aurait pu être un grand acteur de notre monde culturel, et qui tint surtout à le rester… à l’économie.

D’emblée, il faut reconnaître une très notable exception. Le cinéma aura été un grand arbre cachant le reste de la forêt. Il va sans dire que ce n’est pas à partir des bureaux bernois que s’est amorcé le soutien fédéral au cinéma. C’est bien au contraire parce que les cinéastes eux-mêmes s’étaient depuis longtemps réunis, faits entendre et voir que, par un long travail de persuasion, ils ont réussi à obtenir le soutien du 7e Art par la Confédération. Ils ont obtenu peu à peu, par ce biais et par d’autres, de vrais moyens de pratiquer.

« C’est tout de même malheureux, pour un pays qui a tant d’humour, d’avoir si peu d’argent ! » Félix Leclerc à Charles Apothéloz[1]

Mieux encore, les gestes fédéraux en faveur du cinéma helvétique ont sans doute permis une plus forte reconnaissance de ce secteur par une médiatisation accrue, et réellement mis en valeur certains films de producteurs suisses. On en est au point où même les polémiques surgissant périodiquement à ce sujet contribuent à maintenir l’attention générale. Peut-être discutable sur de nombreux points, la politique fédérale en faveur du cinéma possède au moins l’indéniable mérite d’exister.

En revanche, il n’en va pas du tout de même pour les représentants des autres arts et des grands domaines de création : musiciens, gens de théâtre et de la danse, plasticiens, écrivains, qui se retrouvent complètement délaissés par la Confédération. Leurs multiples réalisations et les importants publics qu’ils atteignent n’y changent rien. N’ayant pas eu l’ambition de parler de temps à autre d’une seule voix, dépourvus de grands projets de développement ou de demandes sectorielles précises, ils n’existent tout simplement pas au niveau de la loi. De tels regroupements seraient-ils pourtant envisageables dans le futur ? Ne rêvons pas. L’individualisme et la certitude de chaque artiste d’être meilleur que ses collègues, les failles linguistiques, ainsi qu’une saine politique locale et cantonale entretenant habilement la division, ne laissent, au fond, guère de chance à la confluence de forces susceptibles d’aller chercher plus d’aide de la part de la Confédération.

Comment donner une dimension internationale à l’art helvétique alors que l’échelon national fait toujours furieusement défaut ?

De toute manière, il est bien clair qu’il n’y a pas assez d’argent pour soutenir d’autres arts que le cinéma dans notre pauvre pays. Notre PNB pour 2005 est de 409 milliards de dollars, ce qui ne nous place qu’au dix-septième rang des 224 états de la planète (le troisième au classement par nombre d’habitants). Restons prudents ! Nos autorités suprêmes peuvent d’ailleurs être assez tranquilles sur ce point. Néanmoins, si elles voulaient encourager quelques actions prophylactiques (il vaut toujours mieux prévenir que guérir), nous tenons à faire ici un acte citoyen en leur suggérant quelques pistes de réflexion pour divers programmes pouvant se révéler judicieux à développer au cours de ces cinquante prochaines années, afin que le soutien de la Confédération aux arts précités n’ait pas besoin d’être envisagé à nouveau avant deux ou trois siècles au moins.

Comment donner une dimension internationale à l’art helvétique alors que l’échelon national fait toujours furieusement défaut ? Rien de plus simple : il suffit d’encourager la bonne volonté des institutions étrangères en leur demandant de faire le travail à notre place. Ainsi, plusieurs idées peu coûteuses mériteraient d’être explorées. Elle présentent l’indéniable mérite de refiler à d’autres la patate un peu tiède consistant à s’occuper des arts non cinématographiques en Suisse.Pensons d’abord aux artistes plasticiens. Il serait, à n’en pas douter, extrêmement efficace d’organiser de très grands bradages internationaux de leurs œuvres, tout en faisant le maximum pour empêcher les musées cantonaux ou locaux de les acquérir. Car ces œuvres seraient évidemment beaucoup plus sûrement promues par les mécènes ou les Centres d’art qui les acquerraient ou les recevraient partout à travers le monde.

Le Département des finan­ces et Hans-Rudolf Merz seraient en quelque sorte tout désignés pour exporter des sculptures, des toiles, des installations comme prime accompagnant quelques contrats industriels ! Si la Confédération voulait bien s’en mêler, elle parviendrait aisément à disperser de façon aimablement aléatoire les productions des artistes autochtones. Ceux-ci n’en vivraient guère, mais on sait bien qu’il est fort avantageux pour leur future cote qu’ils produisent peu et meurent jeunes. Plutôt que de se contenter d’une simple gloire locale ou cantonale de leur vivant, les artistes pourront alors espérer être présents, préférentiellement de façon posthume, à travers toute la planète.

L’art de notre pays gagnerait bien sûr à dé­velopper cet incroyable particularité d’avoir encore moins de frontières qu’ailleurs. Car chez nos voisins et dans l’écrasante majorité des états, on s’obstine à croire qu’il est essentiel d’aider les artistes nationaux : très peu de ministres en charge de la culture envisagent calmement d’attendre que d’autres s’en occupent. Dans ce nouvel ordre d’idées, un généreux programme d’adoption d’artistes suisses pourrait séduire loin à la ronde, surtout si quelques miettes industrielles des garanties à l’exportation servaient d’obole au fond de chaque couffin. Ce serait en tout cas toujours mieux que de chercher à noyer toute nouvelle couvée. Il y aurait là une belle opportunité pour Doris Leuthard et le Département de l’économie de prendre en charge la culture de notre Confédération.

Pour le théâtre, bien sûr, on donnera clairement en exemple certain supermarché de réalisations françaises coproduites avec des subventions locales et cantonales qui n’emploient que peu ou pas d’artistes vivant dans la région : ceux-ci risqueraient d’y prendre goût, voire même d’obtenir à terme un début de notoriété, bien encombrante – on le comprend – pour des autorités qui gagnent seules à être connues. Il est évidemment préférable de ne faire appel qu’à des artistes habitant les grandes capitales européennes. On y puise du prestige, d’une part, ce qui impressionne l’électeur, et surtout, ils sont chers sur le moment, mais pas encombrants ensuite puisqu’ils retournent chez eux. Sur ce point, il est franchement incompréhensible que la culture helvétique ne soit pas encore considérée comme du ressort des Affaires étrangères et de Micheline Calmy-Rey. De plus, là où elle existe déjà, cette situation a l’indéniable avantage de réduire la production locale à une sorte de « lumpenartistariat », et incite les gens de théâtre à lécher d’autant plus la main de ceux qui dispensent les subventions que celles-ci ne s’accordent qu’au compte-gouttes – vive la crise !

En ce qui concerne les auteurs suisses, autant l’avouer tout de suite, il ne doit plus y en avoir. Entendons-nous : il pourra bien sûr rester des écrivains locaux, voire cantonaux. Ceux qui auraient l’espoir d’intéresser des publics plus vastes devront d’emblée être reconnus sur le plan international. Ils ne pourront en aucun cas songer à être pris en considération par leur pays. Comme ils sont aujourd’hui clairement trop nombreux pour qu’on puisse imaginer les voir disparaître rapidement, il serait profitable d’envisager une sorte de valse en trois temps. En effet, beaucoup d’entre eux s’obstinent encore à faire paraître leurs textes chez des éditeurs suisses, qui ne trouvent bien sûr jamais assez de soutien pour défendre et faire rayonner leurs livres hors des frontières. Il faut donc tout simplement abandonner définitivement cette cause perdue. Ensuite, pour continuer d’être publiés, les auteurs devront trouver de bons éditeurs hors de nos frontières. Alors, dans un troisième mouvement, il s’agira de pousser ceux qui y sont parvenus à s’en rapprocher. On pourrait peut-être même envisager en ce sens une prime au départ, ce qui permettrait d’attribuer la Culture à Mme Widmer-Schlumpf.

Quant à la danse, celle des corps de ballets attachés aux rares grandes scènes comme celle des compagnies fragiles et prenant tous les risques, elle nécessite à tous égards tant d’énergie (ce qui est favorable à la sveltesse), d’invention formelle et de mobilité, elle autorise tant de transports, que cette part emblématique des arts pourrait bien être confiée à Moritz Leuenberger. À moins de laisser quand même le Département de l’intérieur, et donc le successeur de Pascal Couchepin, continuer à ne pas s’occuper de tout cela… finalement, qu’importe ?

Bientôt débarrassée de la plus grande part de ses artistes, qu’elle aura consciencieusement relégué à leurs petites dimensions ou expatrié, la Suisse n’intéressera plus guère que ses nouveaux historiens ou ceux qui évoqueront encore commercialement ses vieux poncifs. N’ayant plus l’occasion d’être un lieu de refuge dans une Europe qui ne se met plus périodiquement à feu et à sang, privée aussi de ses offres spéciales en tant que paradis fiscal, la Suisse aura aussi jeté, avec ses artistes, sa capacité à se rêver une âme. De moins en moins évoquée, elle redeviendra ce qu’elle a, au fond, toujours été : une hypothèse jadis séduisante, jusqu’à n’être qu’une idée plutôt saugrenue. Et qu’on n’en parle plus !


[#1] Propos du Québécois Félix Leclerc au Suisse romand Charles Apothéloz, en 1955, tiré du livre récemment paru de Jean Dufour et Jacques Bert, Les Faux-Nez. Des tréteaux à la boîte à chansons, Bière, Cabédita, 2009.