Édito n°23, septembre 2009 – C-42/07 contre les i-tentacules

Numéro 23 – Septembre 2009

C-42/07 n’est pas le nom d’un agent secret, ni celui d’un avion, mais peut-être le point de renversement d’une tendance qui jusqu’alors paraissait irréversible. L’affaire C-42, initiée en 2007 et arrêtée ce 8 septembre par la Cour européenne de Justice, va permettre de poser les premières barrières de protection au bord du i-gouffre à milliards que représente Internet pour les loteries, les jeux d’argent, les paris.

fullsized
Illustration © 2009, Bruno Racalbuto

Jusque-là, il allait de soi qu’Internet devait être voué à la privatisation la plus sauvage. Avec toujours le même genre d’arguments : l’humanité teste pour la première fois de son histoire la liberté absolue, sur Internet il n’y a pas de shérif et il n’y en aura jamais. Comment voulez-vous contrôler les milliards de tentacules de la Toile ?

Le désarroi des joueurs en ligne à l’annonce de futures restrictions de l’offre me fait penser à l’arrivée des premières limitations de vitesse sur les autoroutes. Quelle déception, après avoir construit de si belles pistes de circuits, de les voir se transformer en pièges à radars !

Pour la première fois, un État (le Portugal) est autorisé à prendre des mesures pour limiter ou interdire à ses citoyens de verser en ligne de l’argent à des opérateurs privés situés hors du pays, échappant bien évidemment à toute redistribution quelconque à la communauté. En ce sens, la Justice européenne prend un virage à 90 degrés et sort complètement de la voie « toute privée » du gouvernement européen. Quant au Parlement européen, lui aussi se trouve en porte-à-faux par rapport au commissaire au marché intérieur, l’Irlandais McCreevy,l’homme des bookmakers au gouvernement européen, puisqu’il a proclamé son attachement aux loteries de service public.

Jusqu’ici, la difficulté de contrôler les trafics de paiement sur Internet était un argument pour la libéralisation. Elle est en passe de se retourner contre celle-ci. Même si l’arrêt C42/07 ne concerne qu’une plainte du Portugal, il a valeur de portée générale. Le Portugal n’est pas seul à mener la bataille pour maintenir le monopole des loteries et des jeux mis au service de la collectivité, et à protéger les joueurs compulsifs dans leur solitude face à l’écran béant de leur ordinateur. Grâce à C-42/07, le front des États contre les assauts extrêmement dévastateurs menés sur Internet à partir de sociétés basées dans divers États, comme Malte, bien incapables d’exercer un quelconque contrôle sur elles, commence à prendre forme, avec l’Allemagne, la Finlande, la Suède et les Pays-Bas… au moment même où la France de Sarkozy, avec une loi ouvrant les jeux et paris à la concurrence sur Internet, dérive en direction de la Grande-Bretagne et de l’Irlande !

Vue de l’île helvétique, l’Europe n’apparaît donc plus comme un continent compact, paradis des opérateurs privés. La question du contrôle des jeux et de la dévolution des bénéfices à l’utilité publique entraîne l’Union européenne à accorder plus d’autonomie à ses pays membres. Jusqu’où cette fédéralisation ira-t-elle? Fera-t-elle de l’Union Européenne une zone où les jeux d’argent sont considérés comme un service public ?

Il est difficile de le dire. Pour le moment, il ne s’agit que d’autoriser les pays qui le souhaitent à maintenir leurs protections et à les étendre à Internet. Mais c’est déjà un retournement de tendance fondamental.

Le débat européen naissant devrait avoir de fortes répercussions en Suisse, où de grandes décisions devront être prises ces prochains mois. La Justice fédérale doit, d’une part, statuer sur le droit des loteries de service public à maintenir des serveurs électroniques pour leurs loteries traditionnelles, comme les Tactilos de la Loterie Romande. Le gouvernement fédéral doit d’autre part statuer, comme en France, sur l’ouverture des jeux et paris à la concurrence sur Internet. Et enfin, et c’est la seconde nouvelle réjouissante de ce mois de septembre, le Parlement et le gouvernement, puis le peuple suisse, devront voter sur l’initiative Pour des jeux d’argent au service du bien commun, que nous venons de déposer munie de près de deux cent mille signatures, et qui, sans aborder spécifiquement Internet, glisse le tapis de service public sous la table des croupiers de casinos, et dans la foulée, permettra d’en faire autant sous la Toile.


L’affaire C-42/07

La Ligue Portugaise de Football et Bwin ont été sanctionnés par des amendes infligées – pour organisation et exploitation illicites de jeux de hasard sur Internet – par Santa Casa (organisme portugais investi par décret du monopole d’organisation et d’exploitation des jeux de hasard sur Internet au Portugal). La Ligue et Bwin ont introduit un recours devant une juridiction nationale portugaise pour contester les amendes ainsi infligées. Devant la juridiction nationale, la Ligue et Bwin ont invoqué les principes de liberté d’établissement, de libre prestation de services et de libre circulation des capitaux au sein de l’UE pour faire annuler les amendes.

La CJCE rappelle, dans le considérant numéro 66, qu’il ressort du cadre juridique national, reproduit aux points 12 à 19 du présent arrêt, que l’organisation et le fonctionnement de Santa Casa sont régis par des considérations et des exigences visant la poursuite d’objectifs d’intérêt public. La CJCE se livre, en effet, à une description minutieuse des considérations poursuivies par l’attribution d’un monopole d’exploitation des jeux de hasard sur Internet à Santa Casa : financement des hôpitaux, financement des centres pour handicapés, fondations d’utilité publique et, entre autres, existence de Santa Casa depuis cinq siècles au Portugal.Comme le souligne la CJCE au point 57, « la réglementation des jeux de hasard fait partie des domaines dans lesquels des divergences considérables d’ordre moral, religieux et culturel existent entre les États membres ».


Chiffre 69 de l’arrêt

« Un État membre est donc en droit de considérer que le seul fait qu’un opérateur tel que Bwin propose légalement des services relevant de ce secteur par l’Internet dans un autre État membre, où il est établi et où il est en principe déjà soumis à des conditions légales et à des contrôles de la part des autorités compétentes de ce dernier État, ne saurait être considéré comme une garantie suffisante de protection des consommateurs nationaux contre les risques de fraude et de criminalité, eu égard aux difficultés susceptibles d’être rencontrées, dans un tel contexte, par les autorités de l’État membre d’établissement pour évaluer les qualités et la probité professionnelles des opérateurs »