Le cinéma romand apprend à boiter

Numéro 44 – Décembre 2014

En août 14, discrètement, le cinéma romand a failli sombrer. Heureusement, le Grand Conseil genevois a refusé de suivre sa commission des finances. Elle proposait de biffer la subvention au cinéma, ce qui aurait entraîné le retrait des autres cantons de la Fondation romande pour le cinéma (Cinéforom), et du même coup le crash politique et financier du cinéma romand. On pourrait dire que, paradoxalement, la qualité de ses projets permet aussi au cinéma romand d’être efficace dans la course aux subventions fédérales. Mais en jouant un jeu dangereux.

La construction d’une institution culturelle supracantonale romande au service du cinéma (Cinéforom est fondée en 2011) n’est pas encore très solide, comme vient de le prouver l’épisode du Grand Conseil genevois. Les tendances au repli identitaire local sont fortes et particulièrement sensibles dans le domaine culturel. D’autant que, s’il gagne en estime et en audience dans la plupart de ses genres (documentaire en tête, mais aussi fiction et animation), le cinéma romand tend à perdre ses « identités cantonales » (quand, par exemple, un réalisateur valaisan ou lausannois se fait produire à Genève où se retrouvent plus de la moitié des sociétés de production).

Entre l’échelon cantonal et fédéral, le moins qu’on puisse dire est que la Suisse ne goûte guère l’échelon régional.

Les cinéastes et la Loterie Romande

Quand les cinéastes mettent sur pied Regio au début des années 2000, il n’existe aucune instance culturelle supracantonale à l’échelle romande. Mais ils espèrent pouvoir s’appuyer sur une des seules entités qui connectent entre eux les Romands : la Loterie Romande (à travers ses obligations de service public). Son bouillant directeur Philippe Maillard, mais aussi son président Jean-Pierre Beuret et les présidents cantonaux Jean-Pierre Rageth (GE) et Marcel Blanc (VD), notamment, voient tout l’intérêt pour la loterie de poser les fondations d’un mouvement culturel qui permette au cinéma vivotant dans les divers cantons d’accéder à une dimension romande et de mieux faire face à la forte expansion du cinéma dans la région majoritaire du pays, sachant que la compétition des projets se déroule au niveau fédéral. Grâce au fonds Regio alimenté par la Loterie Romande, les Romands peuvent peser de tout leur poids : les Alémaniques ont beaucoup de bons cinéastes, mais ils restent isolés chacun dans leur canton[1].

La grande réussite du Fonds Regio est de parvenir contre tous les pronostics à coaliser un amas complètement hétéroclite de cantons faibles et forts financièrement, de régions « cinématographiquement » actives et inactives.

L’opération miraculeuse est rendue possible par un outil d’horlogerie typiquement helvétique : la clé de répartition de 10 % des bénéfices de la Loterie Romande réservée à des projets d’importance supracantonale. Elle permet de souder ces régimes très inégaux et de les entraîner vers le haut. Les bénéfices de la loterie réalisés dans les « petits » cantons (Jura, Neuchâtel, Fribourg, Valais) viennent compenser l’extrême faiblesse des moyens financiers de ces cantons, alors que Genève se retrouve dans la situation inverse : une forte capacité de subventionnement pour une forte production locale, mais de faibles bénéfices de loterie. Regio vit donc durant une décennie de cette alliance entre les subventions publiques de la Ville de Genève et les bénéfices de l’organe de répartition intercantonal de la Loterie Romande[2], ce qui permet aux quatre « petits » cantons de faire bénéficier leurs cinéastes du système de soutien régional sans quasiment bourse délier !

L’efficacité du fonds Regio est redoublée par un renoncement à toute aide sélective régionale, laissée aux cantons et communes et à leurs capacités et motivations inégales. Le fonds Regio se contente de répartir ses moyens en proportion des subventions fédérales et des montants des coproductions signées avec la télévision suisse par chacun des producteurs romands, de manière immédiate et automatique.

Sans la « pièce d’horlogerie » de l’organe intercantonal de répartition de la Loterie Romande, l’effort commun des cantons se serait aligné sur le plus petit dénominateur commun, de manière à ce qu’aucun parlement cantonal n’ait l’impression de « payer pour les autres ».

Résultat : une production fortement boostée et donc aussi un fort appel d’air de jeunes cinéastes. Sans la « pièce d’horlogerie » de l’organe intercantonal de répartition de la Loterie Romande, il y a fort à parier que l’effort commun des cantons se serait aligné sur le plus petit dénominateur commun, de manière à ce qu’aucun parlement cantonal n’ait l’impression de « payer pour les autres ».

La fusion des aides communales et cantonales romandes

Au bout de dix ans de ce régime « automatique », les cinéastes sollicitent les responsables de la politique culturelle des divers cantons romands en vue d’effectuer la fusion de tous les moyens d’aide au cinéma, et cette fois également selon le plus grand dénominateur commun : l’aide de la Ville de Genève. Les six cantons et la Ville de Lausanne partenaires de Regio sont invités à augmenter significativement les montants accordés au cinéma. La Fondation romande pour le cinéma (Cinéforom), qui reçoit une dot de 10 millions de francs annuels (le double de Regio), est portée sur les fonts baptismaux par Patrice Mugny (GE-ville), Charles Beer (GE-canton), Anne-Catherine Lyon (VD-canton) suivis par les responsables de la culture des quatre autres cantons. Mais si, en fusionnant leurs moyens, les dirigeants politiques prennent le risque de renoncer à une politique d’aide au cinéma locale, ils refusent en revanche le modèle des cinéastes qui souhaitent poursuivre selon le modèle « automatique » de Regio qui a fait ses preuves. Ils veulent que la moitié des moyens soient alloués selon un concours ayant lieu quatre fois par année, tranché par une commission d’experts. Ce régime rétablit un troisième centre de décision, avec l’OFC et la RTS, dont Regio avait presque entièrement aboli la nécessité. Selon eux, le peuple et ses représentants dans les parlements souhaitent que des films romands puissent être produits sans forcément obtenir l’aval de la Confédération, quitte à ce que cela soit à des coûts plus bas.

Un risque de Grounding ?

Le producteur romand bipède a donc dû apprendre à marcher avec une canne. Et il n’a pas fallu trois ans pour qu’il se mette à boiter : stimulée très fortement par la fusion et l’augmentation des moyens, la production romande s’emballe, amenant par contrecoup la baisse du taux de soutien complémentaire (puisque les moyens sont plafonnés à la moitié des aides de Cinéforom). Du taux de 100 % promis au départ, l’aide complémentaire chute à 55 % en 2014 et probablement 50 % en 2015. Les producteurs se plaignent et arrachent en compensation l’ouverture de l’aide sélective à tous les projets, y compris ceux ayant obtenu l’aide fédérale. Les moyens de l’aide sélective, prévus pour des projets typiquement « romands » sont désormais largement détournés par des projets nationaux venus compenser la baisse de l’aide complémentaire, avec des arguments assez forts pour avoir déjà convaincu les experts de l’OFC.

Mais le producteur romand boiteux s’encouble dans sa canne, comme on dit en bon vaudois. L’ouverture de l’aide sélective romande aux projets soutenus par la Confédération incite les producteurs, en vue d’augmenter leurs chances de l’emporter dans la compétition nationale, à abaisser le montant des subventions fédérales demandées. Cela suppose que les moyens de l’aide régionale puissent compenser cette baisse… Et comme les dix millions de Cinéforom ne sont pas extensibles dans le climat politique actuel (voir l’épisode genevois), nombre de projets ayant obtenu l’aide de principe au niveau fédéral risquent de ne pas arriver à boucler leur financement, (ou alors en paupérisant leurs équipes de tournage et, surtout, de production). La dispersion des moyens de Cinéforom a conduit à une augmentation du nombre de projets romands mais au prix d’une diminution de leurs budgets, ou carrément un beaucoup plus grand risque de ne pas se tourner (grounding).

Un goulot d’étranglement que le système « exclusivement automatique » en vigueur durant dix ans sous le régime Regio avait réussi à éviter. Par contre, aujourd’hui, en accentuant la demande d’une augmentation des moyens d’aide dans le cadre d’un système d’aide dont l’automatisme à été malencontreusement bridé, le cinéma romand voit se profiler un nouveau nuage noir, une sorte de grounding frappant plusieurs grands et petits projets. Le pire, c’est que les responsables politiques – qui ont imposé comme un dogme intouchable le quota de 50 % d’aide sélective – risquent d’y assister navrés en ne comprenant pas pourquoi un projet si bien parti se retrouve collé au sol.

Notons aussi au passage que les cinéastes romands saisissent toute l’importance de défendre le statut de monopole de service public de la Loterie Romande et entraînent les milieux culturels dans la bataille politique contre les casinos privés qui sont, eux, choyés par les fonctionnaires fédéraux. Cette bataille d’une dizaine d’années, poursuivie par CultureEnJeu, aboutit à l’inscription de ce statut protecteur dans la Constitution du pays en 2012.

Le canton de Vaud joue un rôle intermédiaire avec une diversité d’apports : la Loterie Romande « vaudoise » ajoutant un complément à l’apport Ville de Lausanne + Canton de Vaud.