La SSR réussira-t-elle sa retraite en Russie ?

Numéro 48 – Décembre 2015

Le vote du 7 juin sur la redevance a débouché sur une victoire à l’arraché devant le peuple qui sonne comme le signal de la retraite napoléonienne quittant Moscou en flammes. Durant l’été, le sondage attribuant parmi les votants 70% d’avis favorables à la SSR a mis un peu de baume sur une plaie qui n’est pas prête de se refermer : l’UDC et les radicaux-libéraux alémaniques, alliés aux grands groupes de presse, ont failli réussir à couper les vivres au service public. Et ce n’est que partie remise, avec l’arrivée du débat sur le service public au Parlement cet automne, suivi du renouvellement de la concession radio-TV, et probablement, dans les prochaines années, du vote sur l’initiative « No Billag » visant la suppression pure et simple de la redevance. Le service public helvétique parviendra-t-il à éviter la débandade de la Grande Armée ?

Il est vrai que cet automne, la SSR et le ministère de tutelle (DETEC) ont réussi un beau coup de théâtre en obtenant avec la complicité de Swisscom la neutralisation de Ringier (voir l’article de Ch. Campiche). Rallié après le vote à la régie publicitaire commune avec la SSR et Swisscom, le second groupe de presse devrait logiquement diminuer ses attaques frontales contre le prétendu « monopole » de la SSR et vraisemblablement faire douter aussi les radicaux les moins néolibéraux.

Néanmoins, après un tel coup de semonce, bien au-delà des mots d’ordre des partis, dans les milieux les plus divers, et notamment culturels, les voix les plus variées sur la branche télévisuelle de la SSR se libèrent. La guérilla contre cette prétendue « armée mexicaine » a commencé ; on devrait lui imposer 50% de productions extérieures ; la TV de grand-papa pourrait disparaître sans avoir aucun effet sur la vie culturelle ; de toute façon les jeunes ne regardent plus la TV ; les jours de la télévision « généraliste » sont comptés, etc, etc.

Le paysage audiovisuel de plus en plus disputé

La modification des habitudes de consommation audiovisuelle des jeunes, et l’expansion du visionnement « à la carte » modifient profondément le paysage audiovisuel. Mais rien n’indique qu’il faille accompagner, voire accélérer, ce processus en procédant à un démontage de la SSR. Ni non plus qu’il y ait la moindre chance que les principales vertus du paysage audiovisuel suisse puissent survivre à sa reconversion aux modes de consommation numériques dans la sauvagerie d’un marché dominé par les grands groupes internationaux.

Les milieux culturels feraient mieux de réfléchir avant de laisser s’installer l’indifférence face à la SSR, sans parler d’une certaine hostilité à son égard, sous prétexte que celle-ci prête le flanc aux critiques. C’est une chose de critiquer tel ou tel aspect de la politique ou des programmes de la SSR, c’est une toute autre chose de livrer des munitions à ceux qui veulent anéantir l’enveloppe légale qui protège la SSR, c’est-à-dire le statut de service public audiovisuel en Suisse.

Car le cadre légal offert à la SSR est utile à la société dans son ensemble. Il permet le maintien d’une production audiovisuelle régionale (au sens large, y compris le divertissement) et une protection des langues, deux éléments dont dépend fortement la cohésion fédérale. Il permet l’existence de trois chaînes de TV généralistes de haut niveau en comparaison internationale, dont deux offrent à des minorités des ressources bien au-delà de leur part à la population. Il garantit des médias audiovisuels respectant les valeurs démocratiques fondamentales et notamment fédérales. Indirectement, il assure la survie de milliers de créateurs audiovisuels qui ne sont pas condamnés à l’exode par la petitesse des trois marchés helvétiques. Sans le statut protégé de la SSR, il serait impossible de produire localement un flux de programmes généraliste capable de soutenir la concurrence des chaînes étrangères.

Une pièce essentielle au cœur du contrat social helvétique

Les adversaires du service public ont leur propre agenda, qu’ils tiennent évidemment caché. Ils s’efforcent d’activer la fibre utilitaire pour faire taire le bon sens fédéral qui sommeille en chaque Suisse : du moment qu’on n’utilise peu ou très peu les prestations de la SSR – ou seulement celles de la radio et pas de la TV – il y a bien des chances qu’on perçoive la redevance comme excessive, voire abusive.

C’est une manière de dénaturer le service public. De refuser de le percevoir comme une fonction utile à la société dans son ensemble, et non pas comme une prestation qui doit être utile à chacun individuellement et à tout moment, ce qui est une exigence absurde. À cette aulne, les citoyens qui n’ont pas besoin à chaque instant de leur vie de recourir à l’école, à la police, à l’hôpital, devraient exiger leur privatisation ? C’est l’essence même du service public, que de fournir un ensemble de prestations indispensables à l’ensemble du pays, sans que chacun ait forcément à y recourir, et sans non plus que la question du prix exorbitant de ces prestations se pose à chaque utilisateur. Seule la question du coût global de cette institution se pose donc : est-il économiquement et politiquement justifié ?

Les bénéficiaires des prestations des services publics, qu’ils soient des individus ou des entreprises publiques ou privées, ne se situent pas dans une relation traditionnelle de consommateur-payeur, ni d’offre et de demande, et il n’y a pas, au bout de la chaîne, un groupe d’actionnaires qui décide oui ou non si continuer l’aventure vaut la peine. Ainsi en est-il de la radio et de la télévision publique en Suisse, non pas pour satisfaire des besoins idéologiques, mais par pragmatisme. Ce n’est pas un choix entre deux voies également praticables – c’est le choix de Guillaume Tell devant le chapeau de Gessler. Économiquement, sans protectionnisme, l’audiovisuel suisse est promis à une disparition certaine. Lente en Suisse alémanique, très rapide en Suisse latine.

Quelle efficacité ?

Bien sûr, il ne s’agit pas de donner un chèque en blanc à une institution sous prétexte qu’elle est décrétée de « service public ». Il est nécessaire de la soumettre constamment à une évaluation sur l’échelle de l’efficacité.

Sur cette échelle, le service public oscille entre deux pôles : d’un côté celui du monopole intégral, qui contient le risque de la bureaucratisation complète et de la paralysie croissante. De l’autre côté, la mise en concurrence complète, qui l’amène à s’aligner sur les objectifs du secteur privé, et lui font renoncer de plus en plus aux tâches les moins rentables et, en fin de compte, perdre son caractère de service public.

Le modèle de la SSR se situe quelque part entre ces deux extrêmes, le monopole et la concurrence intégrale. Et sans doute à mi-distance de ces deux dangers.

Comme gage de sa lutte contre la bureaucratisation, la direction de la SSR a imposé en cet automne 2015 des mesures d’austérité. Quant à l’autre extrémité, la concurrence est certes réduite à néant par le régime de la concession sur le terrain régional, mais elle est des plus vives avec les chaînes internationales perçues en Suisse, qui se multiplient jour après jour. Le critère d’efficacité primordial du service public audiovisuel en Suisse se résume en cette formule toute simple : les Suisses parviennent-ils à concentrer toutes leurs forces, ou bien se laissent-ils écharper par les chaînes des pays voisins ?

Qui est plus indépendant, le privé ou le public ?

La doxa néo-libérale voudrait que les médias privés soient indépendants du pouvoir et que le service public, alimenté par la redevance, soit dépendant du gouvernement et du Parlement. La réalité est plus complexe, favorisée certainement par l’absence de parti majoritaire en Suisse. La SSR remplit plutôt bien son mandat dans le domaine informatif, alors que du côté de la fiction sa dépendance aux produits internationaux est plus marquée.

La privatisation de l’audiovisuel en Suisse n’aurait aucune chance d’augmenter l’indépendance de ce média à l’égard du pouvoir économique et politique, et encore moins sur le plan culturel.

C’est bien le contraire qui serait à craindre, comme le montre l’exemple de la presse écrite en Espagne (c’est un ancien directeur du principal journal de droite El Mundo qui parle) : Avec la chute de la publicité et des ventes, les journaux sont devenus plus dépendants des pouvoirs politiques et de leurs alliés économiques, les entreprises des grands secteurs régulés comme la banque ou l’énergie. Le niveau de la presse a baissé. Le pouvoir a mis les journalistes à genoux, mais les journalistes ont soif de se remettre debout. (Pedro J. Ramirez, interviewé par Le Monde, 14.10.2015)

Il est difficile de prédire à quelle vitesse s’opérera la mutation du mode de consommation des médias audiovisuels et imprimés dans les prochaines années, mais plus l’avenir de la TV traditionnelle (linéaire) est incertain, plus il est nécessaire de maintenir l’enveloppe de protection légale qui lui permettra de réussir sa mutation numérique.

Emprunter au contraire une voie privée, c’est prendre le risque de faire fondre le savoir-faire audiovisuel du pays. Pour les Suisses, qui doivent constamment défendre leur neutralité active, leur présence souvent incongrue et incomprise au milieu de l’Union Européenne, sans parler de leurs exportations commerciales, cette perte de voix interviendrait au plus mauvais moment, à l’approche de la Berezina.