La danse contemporaine suisse en manque d’espace(s)
Dynamiques et novatrices, les compagnies de danse contemporaine suisses ont cruellement besoin de lieux où circuler et montrer leurs créations dans le pays.
La danse contemporaine suisse est un paradoxe vivant. Explosant de créativité, notamment en Suisse romande où se trouvent les deux tiers de la centaine de compagnies existantes dans le pays, elle peine à montrer le travail de ses chorégraphes aux quatre coins du territoire. Beaucoup de salles, dans les cantons les moins urbains notamment, ne programment pas de danse ou seulement à titre exceptionnel. Malgré son pouvoir de communication universelle et des œuvres artistiques souvent pionnières – la danse a été le fer de lance de la multidisciplinarité dans les arts vivants – la discipline n’a pas encore trouvé sa place dans nombre de cités et cantons suisses.
Des territoires à conquérir
« Selon l’étude réalisée par l’association Reso-Réseau Danse Suisse, il y a eu 356 représentations de danse contemporaine pendant la saison 2012-2013 en Suisse et 87% de ses propositions ont été faites dans seulement huit cantons », relève Yann Riou, adjoint au chef du Service de la culture de la Ville de Lausanne, participant d’une table ronde sur le thème des tournées en Suisse lors du Forum danse 2014 en novembre dernier : « Pour moi, cela veut dire qu’il y a vraiment des territoires à conquérir pour la danse. Quand on est une compagnie contemporaine, une fois que l’on est passé dans les trois ou quatre lieux qui accueillent régulièrement de la danse en Suisse, on a fini de tourner ! La durée de vie des spectacles est donc très courte. Ils ont peu de chance de perdurer, sauf en allant à l’étranger où les marchés se ferment. Sans parler du franc fort qui ajoute aux difficultés, freinant les coproductions et diminuant la valeur réelle des participations financières des éventuels partenaires. » Pour Yann Riou, qui a travaillé dans le domaine culturel français, la danse contemporaine hexagonale a beaucoup plus de chance de tourner ; il y a un réseau de salles et festivals beaucoup plus dense en France.
Intitulée Présence de la danse sur les scènes de Suisse, l’enquête menée par Reso a été présentée par sa directrice, Isabelle Vuong. Cette dernière admet volontiers sa non-exhaustivité puisque seuls 170 théâtres, scènes et festivals de Suisse sur les 350 contactés pour la saison 2012-2013 ont acceptés de participer. L’étude présente cependant quelques tendances globales intéressantes. Ainsi, seuls quelque 80 lieux et festivals insèrent dans leur programmation environ 120 productions de danse contemporaine. Zurich, la plus grande ville du pays, n’a pas beaucoup de compagnies de danse contemporaine, mais elle accueille le plus grand nombre de spectacles suisses et internationaux en tournée, y compris ceux de plusieurs compagnies romandes. À l’inverse, Genève, qui compte six des onze compagnies suisses bénéficiant d’une Convention de soutien conjoint (Ville, Canton, Pro Helvetia) ne peut plus accueillir tous les projets créés par une trentaine de compagnies genevoises.
« La volonté de tourner est relativement récente », observe Claude Ratzé, directeur de l’Association pour la danse contemporaine à Genève (ADC). Cette dernière gère l’une des quatre salles de Suisse, avec Sévelin 36 à Lausanne, la Dampfzentrale à Berne et la Tanzhaus à Zurich, à ne programmer que de la danse. « Il y a encore cinq ou six ans, les artistes présentaient leurs spectacles avant tout localement, même s’ils se rendaient aussi à l’étranger. Dans le sillage des conventions de soutien conjoint, qui existent depuis 2006 et pour lesquelles Pro Helvetia exige une quinzaine de dates de tournée à l’étranger, programmateurs et autres subventionneurs accordent aujourd’hui plus d’importance au fait de tourner ou d’avoir des coproductions avec plusieurs théâtres. »
Pour une collaboration étroite
Dans une ville comme Genève, le manque d’infrastructures qui puissent accueillir de la danse apparaît comme le premier problème à résoudre. Les salles de l’ADC et du Théâtre de l’Usine, de même que le Festival de La Bâtie, hôtes traditionnels des créations de danse contemporaine genevoises, ne parviennent plus à absorber le bouillonnement chorégraphique genevois. Derrière cette question se cache cependant un autre enjeu : les scènes qui ne sont pas spécifiquement dévolues à la danse devraient également se doter d’un cahier des charges qui impliquerait l’accueil de spectacles chorégraphiques. Claude Ratzé relève enfin un troisième élément : si l’on voit assez peu de compagnies de danse contemporaine d’outre-Sarine en Suisse romande, c’est aussi « pour des raisons de qualité et de capacité à s’inscrire dans un lieu ».
Dans son deuxième Message, l’Office fédéral de la culture (OFC) souligne la nécessité d’intensifier la collaboration entre la Confédération, les cantons, les villes et les communes, à travers des projets suprarégionaux. En ce qui concerne la danse, l’OFC fait le même constat que le Reso-Réseau Danse Suisse sur le manque de circulation des spectacles. Il souligne que les tournées dans le pays revêtent une importance décisive, car elles donnent aux artistes l’occasion de se perfectionner au contact du public et permettent aux spectacles de toucher un nombre de spectateurs à la mesure de l’investissement.
À court et à moyen termes, la Confédération voudrait donc inciter les festivals et les théâtres suisses ayant une programmation transdisciplinaire à présenter davantage de danse suisse. Mais comment ? Avec des moyens octroyés par l’État fédéral ? « Je ne serais pas pour des quotas, mais si la Confédération donne plus de moyens financiers à des programmateurs pour faciliter des coproductions, il y aura certainement une meilleure diffusion possible pour les créateurs suisses », dit encore Claude Ratzé. Faudrait-il par ailleurs créer des centres chorégraphiques nationaux dans les quatre régions linguistiques, afin de permettre à la danse suisse de circuler plus aisément ? De futures maisons de la danse se dessinent, notamment à Genève et à Lausanne où le Théâtre Sévelin 36, créé par Philippe Saire, en tient déjà lieu. József Trefeli, un des chorégraphes genevois parmi les plus concernés puisqu’il a beaucoup tourné en 2014 en Suisse avec UP, sa dernière création, commente : « Les propositions de création dépassent les règles parfois réductrices des instances de subvention. Une étroite collaboration entre artistes, programmateurs et pouvoirs publics permettrait un meilleur dialogue où chacun comprendrait, porterait et soutiendrait l’autre. »