– Juillet 2020

La production de spectacles à l’épreuve

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Le secteur culturel fait feu de tout bois. Une expression désuète qui prend aujourd’hui tout son sens avec des acteurs culturels qui s’enflamment les uns après les autres pour poursuivre la production de spectacles.

Premiers à être stoppés, derniers à recommencer, les acteurs culturels du domaine des arts vivants sont freinés dans la réalisation de leurs productions soit par manque de financement, soit par l’incertitude de leur faisabilité liée aux normes sanitaires à respecter. Des productions qui doivent trouver ou retrouver leur place pour la prochaine saison dans la longue file d’attente des spectacles déjà créés au moment où tout s’est arrêté.

«Pour le proche avenir, nous avons reporté les coproductions annulées à la saison prochaine, voire à l’automne 2021, après avoir honoré bien sûr les frais et salaires engagés, et ces reports d’une année seront réglés à nouveau», explique Anne Davier, codirectrice de l’ADC (Association pour la danse contemporaine), à Genève. «La saison 2020-2021 était déjà dessinée. Il faut vraiment comprendre que nous allons traverser une période d’embouteillage. Le temps et l’espace ne sont pas extensibles. Pour l’instant, nous avons repoussé et étalé en quelque sorte les activités initialement prévues en 2020 sur 2021, voire jusqu’à juin 2022. Par ailleurs, nous devions emménager dans le Pavillon de la danse en mai 2020. Le chantier a été arrêté. Donc il a fallu en sus replanifier un déménagement en février-mars 2022. C’est beaucoup de pression et d’incertitudes pour les mois, voire les deux ans à venir.»

Le temps de l’incertitude

Incertitude. Le terme revient souvent dans la bouche des responsables de production, notamment au Théâtre Vidy-Lausanne. L’institution lausannoise aurait déjà perdu près de 1 million de francs en raison de la pandémie, provoquant l’annulation de plusieurs des spectacles prévus en fin de saison dans le cadre du Festival Programme Commun. En mars dernier, Caroline Barneaud, directrice des projets artistiques et internationaux, a rapidement dû revoir sa copie. «Notre saison 2020-2021 était presque intégralement planifiée. C’est une saison particulière en raison de la fermeture de deux de nos salles pour rénovation. Nous voulions cependant proposer une offre suffisante dans les deux restantes. Il y a peu de possibilités de report. La logique qui a prévalu, c’est que les spectacles qui devaient être créés le soient pour leur permettre d’avoir une vie après la pandémie.» Ce sera le cas pour Outrage au public, d’Émilie Charriot, dont la première était prévue au Théâtre de Vidy le 17 mars, trois jours après l’annonce de la fermeture de tous les théâtres! Sa création aura finalement lieu en octobre au Théâtre Saint-Gervais Genève, coproducteur, avec les représentations initialement prévues comme des premières dates de tournée. Le spectacle reviendra ensuite à Vidy en novembre.

The Goldfish and the Inner Tube, a creation by Ruth Childs and Stéphane Vecchione, on the Arsenic stage. Lausanne, 22 May 2018. The Goldfish and the Inner Tube, une création de Ruth Childs et Stéphane Vecchione, sur la scène de l'Arsenic. Lausanne, 22 mai 2018.

Croisements et carrefours

«Tout cela est très complexe, rappelle Caroline Barneaud. Pour d’autres spectacles prévus, comme Société en chantier, de Stéphane Kaegi, nous avons d’abord cherché des solutions de création avec les coproducteurs étrangers, qui se sont annulées les unes après les autres. Nous espérons pouvoir le créer en septembre à Lausanne, mais le problème est de trouver une salle adéquate, puisque nous n’aurons plus le grand plateau de la salle Charles Apothéloz.»

Ce contretemps n’a pas empêché le fertile Stefan Kaegi d’être présent à Vidy avec Théâtre-Fantôme, un projet de déambulation et d’immersion pour une personne dans la mémoire du lieu concocté en quelques jours*.

«Nous devons croiser les calendriers des acteurs et les nôtres pour trouver un arrangement. Nous dialoguons beaucoup, et pas seulement sur les conditions contractuelles, mais aussi autour d’un questionnement plus large sur la fragilité du métier. Quant aux financements, il n’y a aucune règle. À chaque fois il faut trouver une solution avec ce principe de solidarité: l’organisateur qui accueille le spectacle paie le producteur qui soutient l’artiste. Tout dépend ensuite comment chaque gouvernement ou entité locale a réagi face à la situation, soit par des soutiens, soit par la mise en place du chômage.»

Au niveau national, Pro Helvetia a fait preuve de flexibilité et de souplesse dans sa pratique à l’égard des soutiens accordés pour des projets artistiques affectés par la situation en lien avec le Covid-19. Pour Philippe Bischof, son directeur, la crise offre au secteur culturel l’occasion ou probablement le besoin de remettre en question les structures, les modes de production ainsi que les usages traditionnels, et d’inventer de nouveaux formats. Pro Helvetia a ainsi lancé l’appel à projets «Close Distance». Son objectif est de promouvoir de nouveaux projets qui abordent la mobilité restreinte de manière innovante, idéalement avec des projets durables ayant un effet au-delà de la crise. «La résonance a été considérable, puisque nous avons ainsi reçu près de 300 projets, venant de tous les domaines et disciplines.»

Pour les directrices de Tutu Production, Véronique Maréchal, Pauline Coppée et Lise Leclerc, les perspectives pour de nouveaux projets avec leurs artistes, comme Ruth Childs (voir photo), Joël Maillard ou, plus récemment, Marc Oesterhoff, sont très floues. «La question se pose avec les contraintes liées aux répétitions, notamment. Ces questions sont aussi présentes quant à la possibilité des théâtres à coproduire et à accueillir en résidence durant les mois à venir. Pour l’heure, nous sommes dans une logique d’urgence, «comment sauver les compagnies et le travail déjà existant», alors que le soutien annoncé des théâtres suisses n’a pas été une réalité généralisée, comme le paiement des contrats en cours. Les mesures d’aide annoncées par le SECO et gérées par les Cantons qui pallient à ces désengagements ne sont pas simples, sont changeants et affaiblissent les petites structures déjà fragiles.»

Cris d’alarme

Même si les responsables de productions, toutes disciplines confondues, se démènent pour que leurs créations, et donc les artistes, puissent survivre à la crise, une vive inquiétude persiste dans le milieu. Plusieurs lettres ouvertes ont été adressées à Alain Berset, conseiller fédéral chargé de la Culture en Suisse, demandant notamment de maintenir les fameux RHT (indemnités pour réduction d’horaire de travail) et le maintien de l’allocation perte de gain pour les artistes indépendants. Outre le courrier de la FRAS (Fédération des arts de la scène), qui réunit une cinquantaine de théâtres et lieux de spectacle, et celui de treize organisations culturelles, dont le Syndicat suisse romand du spectacle, il y a aussi eu un appel de Suisseculture, qui compte parmi ses membres la SSA (Société suisse des auteurs).

Lancée par différents acteurs, la campagne La culture est mon métier invite à réfléchir sur cette culture en danger alors que l’initiative du collectif TRAC (Théâtre Résistance Art Catharsis) revendique un plan massif de sauvetage des arts vivants par la Confédération et la possibilité d’intervenir dans l’espace public. «Ce sont toutes les habitudes professionnelles des compagnies qui sont interrogées, relève encore les directrices de Tutu Production. Et, globalement, il y a une sensation de freinage généralisée.»

* Lausanne, Théâtre Vidy-Lausanne, Théâtre-Fantôme, déambulation pour une personne. Jusqu’au 10 juillet. www.vidy.ch

Les chiffres de l’économie culturelle*

En 2013, les industries culturelles et créatives de Suisse employaient plus de 275 000 personnes dans quelque 71 000 entreprises, ce qui correspond à plus de 10,9% de l’ensemble des entreprises.

Avec 5,5 %, la part que les personnes employées dans cette branche représentent dans l’économie nationale est comparable à celle de branches comme la finance ou le tourisme.

Les industries culturelles et créatives génèrent un chiffre d’affaires global avoisinant 70 milliards de francs, produisant ainsi une valeur ajoutée directe et indirecte d’une ampleur considérable (plus de 22 milliards de francs).

*Source: Suisseculture-OFC (Office fédéral de la culture)