Essentiel pour l’artiste, l’engagement d’aujourd’hui n’est plus le même que celui d’hier. Trois jeunes créatrices et un créateur romands en témoignent.

Marre d’être anti !   Des artistes contemporains prennent d’autres chemins pour confronter ou se confronter. S’engager pour son art ou s’engager face à la société sont deux perspectives presque opposées qui peuvent pourtant déboucher sur le même paradigme : une envie de faire bouger les lignes.   Si bousculer une pensée par le biais d’une chorégraphie suscite moins d’effets directs que d’afficher ses convictions face à une dictature comme l’a fait le Chinois Ai Weiwei « tout art véritable est politique ». C’est ce qu’affirme en tous cas, la romancière afro-américaine, Prix Nobel de littérature, Toni Morrison. Au fil de ses romans, elle ne cesse d’inviter à une transformation des regards pour initier une société plus ouverte et plus tolérante. Quant au plasticien français Claude Lévêque, il souligne que « chez tous les artistes, il y a de l’engagement ».   En 1992, il créait notamment Arbeit macht frei, une oeuvre provocante associant les mots du fronton du camp de concentration d’Auschwitz à un Mickey de néon blanc ou comment par le choc, parler de l’oubli auquel invite la société du divertissement.   En 2018, quatre jeunes artistes romands utilisent la voie de leur discipline respective pour interpeller et bouleverser à leur manière le public en Suisse et à l’étranger. Voici leurs portraits.


Claire Dessimoz, la proposition. Danseuse, chorégraphe et performeuse. Vit et travaille à Lausanne.

«Je ne sais pas ce que ça veut dire d’être engagé. Comme si on pouvait être désengagé. Est-ce aspirer à agir - un peu, beaucoup, sur le réel - par la dénonciation ou par la proposition ? ou en tout cas, inviter à changer quelque chose de ce réel que l’on partage ? Alors, j’essaie de me situer effectivement plutôt dans la proposition que la dénonciation.»

Artiste polyvalente, formée en architecture et en danse contemporaine, la Vaudoise Claire Dessimoz travaille dans la danse en tant qu’interprète et chorégraphe, et dans des formes plus performatives – entre théâtre, corps, politique, art contemporain et nouvelles écritures – traitant principalement du réel, de transformations et de perceptions sociales. Dans son dernier spectacle, Invitation, elle donnait la parole à quatre interprètes entre 11 et 75 ans qui restituaient une collection de paroles enregistrées auprès de celles et ceux qui constituent notre société et qui abordent des notions de démocratie, d’autorité et de justice. «Dans mes différents travaux, je propose de voir durant un instant les choses autrement, à travers les yeux d’une autre condition que la sienne et ainsi se préparer au dialogue, à comprendre l’autre, à construire ensemble. » Pour cette architecte de formation, il faut inviter à édifier une nouvelle manière de vivre en société, et comme tout n’est pas si simple, Claire Dessimoz précise: « Il peut aussi être question de ne pas s’engager. D’un anticonformisme alerte, à tout moment, essayer de comprendre chaque point de vue, chaque mécanisme, et apprendre à requestionner, à penser par soi-même, pour soi-même. Développer une autonomie de pensée. Ne pas foncer dans tous les dogmes environnants. Ne pas croire que la transgression doit être violente, elle peut aussi être tendre.»


Junior Tshaka, la révolte Chanteur, compositeur, interprète en mode reggae. Vit et travaille à Neuchâtel.

« Elle sait qu’il veut partir et elle pleure. Cette mer-là ne fait pas de cadeau. Elle sait qu’il veut partir. Chercher sans fin l’eldorado. Pourquoi monter sur ce radeau. Elle sait qu’il veut partir. Elle a peur. » Sortie sur l’album Il est temps…, paru en 2009, cette chanson du l’auteur-compositeur-interprète Junior Tshaka résonne encore plus fort en 2018 à l’aune des milliers de migrants morts en mer depuis cette époque. Né à Neuchâtel en 1978, Greg Frascotti a transformé sa colère contre les injustices sociales et le racisme sous le nom de Junior Tshaka, dès le début des années 2000. « Très tôt, j’ai été préoccupé par les effets néfastes de la mondialisation telle la dette exponentielle du tiers-monde, les dégâts faits à la planète, le racisme ambiant, la montée de l’extrême-droite. En revanche, je me méfie des étiquettes. Si on me définit comme artiste engagé, c’est parce que l’on me perçoit ainsi. En revanche, c’est vrai que je devais écrire pour exprimer ma colère face à ces dérives. Certains de ces écrits sont devenus des chansons. » Junior Tshaka s’engage cependant auprès de certaines associations qu’il respecte. Il aimerait, un jour, composer une chanson pour dire l’amour qu’il porte à son pays. « Aujourd’hui, je passerais peut-être par facebook ou twitter pour exprimer mes opinions, voire mes coups de gueule. » Fasciné par l’Afrique depuis l’enfance, l’artiste porte des dreadlocks pour afficher sa passion pour le reggae, sa passion pour ce continent et sa liberté d’être. « Ceux qui ne me connaissent pas me fixent d’un drôle d’air. Leurs regards, dédaigneux, craintifs, me font un peu ressentir ce que peut être le racisme. J’assume mon choix, je l’ai voulu. Ce n’est pas le cas de celui qui subit le racisme à cause de son origine.» www.junior-tshaka.com


Mélanie Oesch, la passion. Chanteuse de Jodel. Vit et travaille à Schwarzenegg (BE)

« Je ne mets pas l’engagement en première ligne concernant ma pratique du jodel. C’est d’abord une passion. Une émotion. Un art traditionnel vivant que j’ai envie de partager et de faire découvrir. C’est un langage à multiples facettes, rassembleur, et qui offre un champ de possibilités sonores permettant de mêler éléments modernes et tradition. » A cinq ans, la petite Mélanie est déjà sur scène entourée de toute sa famille : sa mère Annemarie, infirmière de formation, son père Hansueli, ancien agriculteur, ses frères Mike et Kevin, et l’accordéoniste Urs Meier. Ils forment les Oesch’s die Dritten, c’est à dire la troisième génération de Oesch à jodler en Suisse et dans le monde. Aujourd’hui, la jeune femme est la force de proposition du groupe. Elle insuffle un vent de fraîcheur et d’ouverture à une pratique du Jodel qui intègre des airs venus du blues, de la country ou du folk. « Nous avons une chanson en français intitulée : On est fait pour s’entendre. Elle symbolise l’ouverture aux autres et l’envie de partager de bons moments.»

Si Mélanie aime vivre en Suisse, particulièrement dans l’Oberland bernois où elle est née en 1987, elle ne considère par le Jodel comme un art revendiquant un nationalisme avéré. « Notre musique traverse les frontières. Nous chantons de la musique traditionnelle suisse, nous sommes patriotes, mais au fond, il s’agit plutôt de la musique Oesch qui est transgénérationnelle. Il y a actuellement un grand intérêt pour notre Jodel qui s’adresse à un nouveau public. Mais le public conservateur est ravi de voir que « leur » musique peut être moderne. » En 20 ans et 2000 concerts, les « Dritten » ont joué en Suisse et dans une quinzaine de pays. En Suisse romande, ils comptent de plus en plus d’aficionados. www.oeschs-die-dritten.ch


Maëlle Gross, l’altérité. Artiste, plasticienne, performeuse et vidéaste. Vit et travaille à Lausanne

« Je me considère comme une artiste engagée dans le sens où ma pratique se mêle à la vie quotidienne, aux choses qui ont pu m’arriver et qui seront parfois le déclencheur d’une réflexion plus globale. Comme pour mon travail MERSEA (it’s a cyborg story) (ndlr. autour du sexe féminin) ou encore Going where we come from (ndlr. autour de l’exil). Pour autant, je ne me considère pas comme une artiste activiste. » En quête d’identités, qu’elles soient existentielles ou de genre, la jeune vidéaste romande donne pourtant à voir une oeuvre qui bouscule les a priori et les certitudes. «Je pense qu’il y a deux sortes d’engagements. D’une part, l’artiste avec son travail propre. Son engagement en terme de temps, de recherche et d’investissement personnel. Cette forme d’engagement est primordiale et arrive assez naturellement. D’autre part, un engagement plus social à travers les rencontres et les échanges.» Détentrice d’un Master in Fine Arts obtenu à la Goldsmiths University de Londres, Maëlle Gross travaille principalement avec les médiums vidéos, photographiques et « installatifs » et sa pratique oscille entre vidéo d’art et documentaire. Avec un focus sur les conditions sociales, ses travaux s’orientent principalement vers les questions d’identité notamment à travers le genre. « Le choix des personnes avec qui je travaille découle toujours d’un désir instinctif de les connaître. En puisant dans ces histoires personnelles, je réponds à des préoccupations plus larges. Par exemple, la relation à l’autre par le biais de l’immigration ou du genre. En fait, mon travail tend à relier l’hyper subjectivité à des concepts plus généraux.» L’année dernière, Maëlle Gross s’est installée au coeur des Pâquis à Genève. Invitée par le Festival Antigel, elle y proposait des déambulations individuelles à la croisée de l’art, du documentaire et de l’humain. Partie il y a deux ans à Athènes sur les traces de sa famille paternelle, elle y avait initié un travail questionnant l’identité. Elle l’a poursuivi à Genève en s’interrogeant en particulier sur l’intégration des communautés étrangères dans les espaces publics et privés de ce quartier au cosmopolitisme palpitant. www.maellegross.com

photos - DR