Intermède au sommet : fiction 2010
Ce matin-là, Marie-Ève, qui préside à la diplomatie de la Suisse, est arrivée pimpante au Palais fédéral. Elle sourit à ses six collègues ; elle tient la réponse à la protestation menaçante de la Chine contre l’accueil de deux Ouïgours ex-détenus de Guantanamo. « Monsieur le président [quelques flatteries bienvenues sur l’amitié qui unit nos peuples]. Monsieur le président, donc, en réponse à votre demande, nous pouvons vous dire ceci. Nous avons, en effet, l’intention d’accueillir deux ex-détenus de Guantanamo en fonction d’un accord pris avec le gouvernement des États-Unis. La Suisse est un État neutre avec une vocation humanitaire, à l’origine de la fondation de la Croix-Rouge. La première règle de cette institution, que nous faisons nôtre, est d’accueillir et soigner des belligérants hors d’état de combattre sans distinction de leur origine. Selon les informations en notre possession, ces deux personnes n’ont pas été jugées et rien ne permet d’affirmer qu’elles se seraient livrées à des actes criminels. Si des preuves irréfutables de leur culpabilité et de leur dangerosité devaient nous être apportées, nous serions prêts à revoir notre position. Par ailleurs, conformément à notre législation, nous pouvons vous assurer que ces personnes ne se livreront pas à partir de notre pays à des actions hostiles à la Chine. Nous aimerions, enfin, saisir cette occasion pour vous rappeler que, forte de son orientation humanitaire et pacifique, la Suisse a été le premier pays européen à reconnaître la République populaire de Chine, en 1949, et, depuis lors, de nombreuses preuves de l’amitié entre nos deux peuples ont été apportées. Nous restons persuadés… [quelques formules d’usage]. »
Karl émet quelques suggestions de forme ; Birgit s’inquiète des relations commerciales mais se laisse convaincre rapidement que la réponse proposée est la bonne. Roger se marre franchement : le rappel de la reconnaissance en 1949, c’est l’œuf de Colomb. Je n’y aurais pas pensé ! Et l’affaire est conclue. La démarche de la Chine est restée sans suite ; l’absence de preuves, le rappel du rôle de la Suisse à l’égard de la Chine alors qu’elle était isolée et de son intérêt bien compris ont visiblement fait leur effet.
Ce n’est qu’une fiction, hélas, la réponse qu’un gouvernement de la Suisse assuré de ses valeurs et prêt à les défendre aurait pu donner. Comme chacun sait, au lieu de ça, taraudée par le SECO, bousculée par Économiesuisse, pressurée par UBS, désorientée, la présidente Doris s’est d’abord demandé ce qu’allaient devenir nos affaires en Chine, confortée par Hans-Rudolf. On consulte, cherche une porte de sortie en espérant que le canton du Jura aura la sagesse de trouver une argutie pour refouler ces indésirés. Mais les Jurassiens, avec panache, bravent le chantage chinois. Finalement, on recevra les Ouïgours et le Conseil fédéral aura perdu l’occasion de montrer dans une démarche amicale mais ferme que la Suisse a des valeurs à défendre qui sont aussi profitables à la Chine.