Genève, grande capitale en voie de « clochemerlisation » ?
Genève, ville ouverte sur le monde et riche en matière de culture, a parfois subi des retours de bâton moralisateurs. Aujourd’hui pourtant, la culture semble se réduire à une affaire de gros et de petits sous. Récemment, trois événements ont mis au jour une politique à courte vue : le transfert de charges de l’État vers la Ville, la suppression de la subvention du Théâtre de Carouge et l’échec de la Maison de la danse. Ces épisodes ont révélé des tensions entre Ville, canton et communes, tensions qui trouveraient un apaisement dans la Conférence culturelle. Mais cet organe de concertation, par manque de volonté politique, peine à se mettre en place.
Genève est une bien étrange cité. Grande par son rayonnement, ouverte sur le monde, libérale d’idée. Alors que l’ensemble de la Suisse envoyait ses policiers lacrymogènes contre les mouvements de jeunes des années 1980, par exemple, les autorités de la Ville de Genève avaient été les seules à accueillir cette culture alternative, à lui attribuer des espaces gagnés sur des sites industriels désaffectés comme l’Usine et, une décennie plus tard, Artamis. Et puis, Ville et canton réunis, Genève consacre à la culture les budgets les plus importants de Suisse par tête d’habitant.
Pourtant, de tous temps, cet esprit d’ouverture s’est heurté à des oppositions. Celle, morale, des puritains du Consistoire du XVIIIe siècle qui voyaient en tout spectacle l’œuvre du diable. L’essor de la ville calmera finalement leurs ardeurs. Plus récemment, les représentants autoproclamés de la « communauté musulmane » ont tenté d’empêcher la représentation du Mahomet de Voltaire qu’ils jugeaient blasphématoire. S’ils ont réussi une première fois, il y a dix ans, à faire retirer la subvention de la Ville, ils se sont cassé les dents l’an dernier face à la volonté du directeur du Théâtre de Carouge d’en maintenir la lecture publique.
Populisme et affairisme
L’affaire du Banquier sans visage illustre une autre opposition au nom des valeurs traditionnelles. Dans les années 1970, un parti xénophobe, Vigilance, qui attirera durant trois législatures plus de 20% d’électeurs, naîtra de la contestation de la pièce de ce nom commandée par la Ville de Genève à Walter Weideli pour commémorer le banquier genevois Necker. Au lieu de l’hagiographie attendue par les traditionalistes, c’est une mise en perspective d’inspiration brechtienne qui verra le jour. Prétexte à catalyser tous les mécontents d’une Genève tournée vers le monde. Un populisme aux réminiscences douteuses associera la haine de ce qui vient d’ailleurs – pêle-mêle les « faux réfugiés », les étrangers, les fonctionnaires internationaux – à une dénonciation de l’élitisme de l’art contemporain « étranger ».
Les choses basculent à nouveau dans les années 1990 d’une manière plus insidieuse. À l’heure de l’Organisation mondiale du commerce, la culture semble se réduire désormais à une affaire de gros et de petits sous. Les partis sont muets, sinon vagues, sur les bienfaits de la culture. Ils évoquent parfois le « retour sur investissement » pour être dans le vent. Dans l’affaire du transfert de charges de la culture du canton à la Ville préconisé par le Conseil d’État, ce silence est même assourdissant et les rares arguments invoqués dénués de vision politique. Pourtant, la majorité politique avait voté la très progressiste Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture le 20 juin 1996. Elle avait aussi conçu en collaboration avec la ville et les communes puis voté huit ans plus tard la Convention dans le domaine de la culture. C’est à croire qu’elle est subitement devenue amnésique.
La ville est la plus grande commune du canton qui comprend les deux tiers de sa population. La ville est traditionnellement à gauche ; le canton à droite. Une certaine presse menait récemment grand tapage sur une prétendue mauvaise gestion de la Ville par un Conseil administratif comprenant quatre conseillers de l’Alternative sur cinq. Avant que l’exécutif du canton ne bascule, il y a deux ans, avec une majorité rose-verte (4 conseillers d’État sur 7), on parlait même d’une fusion Ville-État, ou plutôt d’une reprise en main par ce dernier. Enfin, en matière de culture, le budget de la Ville est neuf fois plus élevé que celui du canton avec respectivement 200 et 23 millions.
Un théâtre pris en otage
Trois événements illustrent les mouvements contraires qui agitent Genève dans le domaine culturel : la suppression, en septembre 2005, de la subvention de 500 000 francs accordée par la Ville de Genève au Théâtre de Carouge ; l’échec de la Maison de la danse en 2006 ; et l’intention révélée au public par les milieux de la culture en mars 2007 du Conseil d’État d’abandonner ses responsabilités dans le domaine culturel.
Patrice Mugny, conseiller administratif écologiste de la Ville chargé de la Culture, avait misé sur la Conférence culturelle pour équilibrer les efforts respectifs du canton, de la Ville et des communes. C’est que les charges de la Ville sont lourdes, avec dans le domaine théâtral un Grand Théâtre dispendieux, deux grandes salles vouées à la création – la Comédie et le Théâtre de Carouge – le Théâtre Saint-Gervais, du Grütli, le Festival de La Bâtie, sans parler de la musique, de la danse en expansion, etc.
La Conférence culturelle, qui réunirait Ville, canton et communes, permettrait de développer une véritable politique culturelle
Face aux atermoiements des uns et des autres, il décide donc en septembre 2005 de frapper un grand coup en supprimant la subvention accordée au Théâtre de Carouge, alléguant que cette institution est située sur le territoire de la commune de Carouge. Deux logiques s’opposent dès lors : celle d’un théâtre au rayonnement cantonal, voire romand, le premier théâtre de création du canton, qui se voit ainsi injustement pris en otage dans ce conflit politique, et celle d’élus chargés d’équilibrer les efforts consentis en matière culturelle sur le territoire de leur compétence. La Ville de Carouge comblera provisoirement ce manque, mais l’avenir n’est pas garanti. Reste encore que le subventionnement par la Ville de Genève des billets à prix réduits pour inciter à la fréquentation du théâtre n’est plus assuré.
L’impasse de la subsidiarité
Un an plus tard, Patrice Mugny, mais aussi tous ceux qui, activement ou passivement, ont empêché la réalisation d’une politique culturelle régionale, seront piégés à leur tour par leur propre logique. L’implantation de la Maison de la danse à Lancy promue par une forte coalition de la commune de Lancy, de l’État, de la Ville de Genève et de l’Association des communes genevoises, avec l’appui de l’Office fédéral de la culture, Pro Helvetia ainsi que des professionnels du domaine sera refusée le 22 octobre 2006 par une majorité de la population lancéenne suite à un référendum radical-libéral. Pourtant, ce projet était le fruit d’une collaboration innovante et aurait eu des retombées bénéfiques aussi bien pour Lancy qui souffre d’une trop grande densité de population que pour tout l’ouest du canton (voir CEJ n°11). Manœuvre politicienne à courte vue qui pose la question de la subsidiarité. Cette disposition qui veut qu’une instance plus large – Confédération ou canton par rapport à une commune – ne peut imposer une réalisation contre l’avis de cette dernière protège les communautés locales contre des projets qui les lèseraient. Mais son revers est la possibilité de subordonner des réalisations d’envergure à des considérations à trop court terme. C’est la sagesse des partis politiques et des autorités qui devrait faire la différence.
L’élitisme par défaut est aussi une politique
En mars 2007, les milieux de la culture rendaient publique l’intention du Conseil d’État de se défaire de ses responsabilités culturelles et de transférer ses charges à la Ville. Depuis, regroupés dans le Rassemblement des artistes et acteurs culturels (RAAC), ils mènent une action de sensibilisation de la population et de clarification politique faisant lire un communiqué dans tous les spectacles. Mises au pied du mur, les autorités concernées se taisent ou louvoient. Seul le conseiller d’État en charge de l’Instruction publique, dont le département serait touché de plein fouet puisqu’il a la charge de gérer ce dossier, a réagi, vaguement soutenu par son collègue socialiste au gouvernement contre ses partenaires verts et bourgeois.
Ce qui est effrayant, c’est l’absence de réaction des milieux politiques se référant à la mission de l’État telle qu’elle est définie dans la Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture, votée en juin 1996. Le rôle du canton y est pourtant bien précisé. Il n’est pas remplaçable par celui de la Ville dans sa visée politique et symbolique, même si le budget qui lui est affecté peut paraître faible. Ce sont « les collectivités publiques [qui] sont les garantes de la continuité historique et de la vision d’ensemble de la culture genevoise » (art. 2, al. 4) et le canton ne saurait se défausser de ses responsabilités. Il en reçoit la mission de la Confédération inscrite à l’article 69 de la Constitution. En chargeant le Département de l’instruction publique de l’application de la loi, le législateur met en évidence par ailleurs une tâche essentielle de l’État d’encourager « l’accès, le plus large possible, à la culture » : la diffusion de la culture au sein de la population dès l’enfance, la formation de la sensibilité des futurs citoyens, l’apport des collectivités publiques dans le but de combler les inégalités dues aux origines sociales.
Volonté politique déficiente
L’intention du Conseil d’État est de fait politique et en rupture avec un mouvement historique impulsé dès les années 1960, notamment par le conseiller d’État en charge du DIP André Chavanne. Tous les instruments législatifs d’une politique d’envergure au niveau cantonal, voire régional, sont là. Prolongeant et concrétisant la Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture, la Convention dans le domaine de la culture, votée en 2004, donne un cadre et un outil pratique – la Conférence culturelle – qui permettrait de développer une véritable politique culturelle tenant compte des trois entités caractéristiques de Genève : le canton, la Ville, et l’ensemble des communes, associant de plus « la Confédération, les autres cantons et les collectivités territoriales françaises limitrophes » (art. 3 de la Convention).
Il ne manque qu’une chose : une volonté politique commune d’aboutir. C’est pourquoi les milieux culturels doivent accentuer leur action et se renforcer pour construire un mouvement large et permanent que nous appelons de nos vœux.