Il n’y a pas de démocratie sans démocrates – la sortie de la crise sera culturelle ou ne sera pas
« L’homme doit s’empêcher : S’il est naturel d’égorger son ennemi, il est culturel de ne pas le faire. » (Albert Camus). Quand j’étais collégiens, je m’étonnais de l’écriteau planté sur les pelouses : « Ce parc est placé sous la sauvegarde des citoyens ». Je ne comprenais pas très bien ce que ces deux termes « sauvegarde » et « citoyen » venaient faire là. Puis, en remontant plus loin, je me souviens que le jour de la fête des mères, je devais avoir 8-10 ans, j’avais cueilli quelques fleurs dans le parc des Eaux-Vives et me réjouissais de les offrir à maman. Ce qui n’échappa pas au garde municipal. Il eut la sagesse de m’expliquer avec bienveillance pourquoi je ne pouvais pas prendre ces fleurs. Pour ce qui me concerne, cette intervention avait été plus efficace que les cours d’instruction civique qui nous présentaient un catalogue abstrait d’institutions assorties de leurs « compétences ».
Ce n’est que des années plus tard, que j’ai compris le sens de l’écriteau, au hasard de mes études. Dans les années 1930, il y avait eu un âpre débat au Grand conseil genevois sur l’ouverture des parcs au public et la suppression des barrières et grillages les enserrant. Les tenants de l’ouverture faisaient appel au sens civique des citoyens. Et ils ont eu gain de cause, et Genève s’en est très bien portée jusqu’à tout récemment. Je me souviens qu’à l’époque de mon enfance dans un quartier modeste, nous déposions l’argent pour le laitier sur le bidon à lait dans l’allée. Et jamais au grand jamais l’un d’entre nous n’aurait touché ne serait-ce qu’un seul centime dévolu au laitier. C’était l’une des valeurs qui nous avait été transmise par notre éducation, comme de ne pas s’en prendre à plus faible que soi.
À l’heure où le respect du bien commun est mis à mal par des incivilités en tout genre, il y a lieu de s’interroger sur la provenance de ces comportements. Cela ne veut pas dire qu’il faille être indulgents à leur égard, au contraire, mais, toutes les tentatives de tolérance zéro le démontrent, la seule répression est inopérante à long terme tant qu’on ne désamorcera pas la machine qui les génère. Récemment, lors d’un débat sur la politique de répression de la drogue à tous les échelons, dont tout le monde reconnaît l’échec, un philosophe affirmait que le combat est perdu d’avance tant qu’on ne sera pas parvenu à réintroduire dans nos sociétés un rêve commun, des aspirations partagées, inhibant le besoin de drogue.
C’est situer le problème de la société, et de l’ordre démocratique au juste niveau. En rappelant que la démocratie est au premier chef de l’ordre des convictions partagées, de la culture, en amont de sa formalisation fonctionnelle institutionnelle. Elle ne se résume pas au suffrage universel et aux institutions politiques. Car il n’y a pas de démocratie sans démocrates. Et on ne devient pas démocrate spontanément en suivant les « lois de la nature ». « L’homme doit s’empêcher », disait Albert Camus : « S’il est naturel d’égorger son ennemi, il est culturel de ne pas le faire. » On devient démocrate dans un environnement organisé, aboutissement d’une longue histoire, avec des partis, des associations constituant la société civile, jalonnée d’institutions dont la principale est l’instruction publique. L’un des premiers actes de la démocratie helvétique naissante – en 1848 – est d’avoir créé dans chaque commune une école conçue comme un temple du savoir et de diffusion des valeurs démocratiques. Dans la foulée, elle a conçu deux régies fédérales – Chemins de fer fédéraux et Poste télégraphe puis téléphone – assurant les communications essentielles à l’unification du pays garantissant un traitement égal dans tout le pays prioritaire sur les critères de rentabilité. Au courant de ces deux dernières décennies, la mission de ces services publics a été remise en cause, notamment par une privatisation soumise aux lois du marché. Quant à l’instruction publique, son message a été brouillé par une succession de réformes désordonnées. Or, lorsque les instruments essentiels à la formation de l’esprit civique, à la transmission de ses valeurs fondamentales sont affaiblis, les opinions sont d’autant plus facilement manipulables en fonction d’intérêts particuliers qui se situent en dehors du champ démocratique, actuellement les jeux du capital financier.
La démocratie est au premier chef de l’ordre des convictions partagées, de la culture, en amont de sa formalisation fonctionnelle institutionnelle. Elle ne se résume pas au suffrage universel et aux institutions politiques.
Il y a un quart de siècle, on assistait à l’effondrement de l’empire soviétique. On annonçait l’avènement de la démocratie en Russie. Or, d’Eltsine en Poutine, qu’en est-il aujourd’hui ? Plus récemment, on se félicitait de l’éveil d’un printemps arabe. Le peuple plébiscitait Mohammed Morsi en Égypte, qui s’est empressé de vouloir introduire la charia dans la Constitution dont un certain nombre de dispositions sont des crimes contre l’humanité. Aujourd’hui, des voix s’élèvent en Tunisie parmi les démocrates pour se demander si on a bien fait de se débarrasser des tyrans d’hier pour hériter d’autres tyrans. N’aurait-on toujours que le choix entre la peste et le choléra ? Non. Mais il faut reconnaître que le chemin vers la démocratie, alors que les couches de la population qui en sont porteuses sont minoritaires, est infiniment plus long et tortueux que ne le laissaient espérer quelques conquêtes vite récupérées. A-t-on oublié qu’en Europe, l’ancien monde, celui des privilégiés de l’ordre catholique, a opposé deux siècles de guerres civiles sanglantes aux tentatives d’instaurer des réformes porteuses de plus de justice ?
Mais nous-mêmes, dans nos sociétés démocratiques, ne sommes pas immunisés contre des rechutes. L’Europe de Barroso, dans le sillage de l’ordre américain, subit depuis une génération un matraquage massif et permanent déconsidérant tout ce qui relève du bien commun et des mécanismes en vigueur pour en faire bénéficier les plus faibles.
Il ne s’agit pas de faire de la morale, de savoir si les pauvres sont bons ou pas, méritants ou des parasites, mais de constater que les winners qu’on nous propose comme modèles d’« efficience » ne sont pas seulement des asociaux, mais des incapables en matière d’une économie qu’ils ambitionnent de gérer. Leur contribution au bien commun est sans aucun rapport avec leur salaire. Si elle en avait véritablement un, ça se saurait, et on ne serait pas dans la crise actuelle qui appauvrit sans fin les plus pauvres et enrichit les plus riches.
La sortie de la crise actuelle ne se fera qu’au prix d’une lutte culturelle sans concession, ou elle ne sera pas.
La caractéristique majeure du modèle culturel dominant, le culte du plus fort, c’est la mise hors-jeu du contrôle politique – donc démocratique – sur l’économie et ce qui en découle : la gestion des ressources humaines de la société ainsi que de son environnement. Il a instauré une subordination du bien commun aux intérêts particuliers d’où il résulte une marginalisation importante des populations qui n’en bénéficient pas, induisant un sentiment de dépossession. Celui-ci s’exprime par un ensemble de sous-cultures fermées sur elles-mêmes, un communautarisme qui unifie des groupes humains autour d’identités factices en opposition au reste de la société.
Les partis traditionnels de la gauche, identifiés naguère – selon le mot de Gramsci – comme les « intellectuels organiques » des classes populaires, se sont coupés de leur base pour ne plus représenter que leurs propres aspirations de classe moyenne émergée accidentellement à la faveur des Trente Glorieuses. Orphelins, les milieux populaires se tournent vers des leaders qui leur proposent un exutoire à leur mal-être, qui, lui, a des causes réelles, en leur désignant des boucs-émissaires, le plus souvent des gens comme eux. Le populisme n’est, en réalité, qu’une variante du modèle idéologique dominant. On peut se lamenter tant qu’on voudra sur sa montée en puissance ; tant qu’on ne désignera pas le problème de fond, pour promouvoir la réappropriation par la collectivité des biens produit par elle, on n’aura fait qu’ajouter une nouvelle confusion.
Le chemin vers la démocratie est infiniment plus long et tortueux que ne le laissaient espérer quelques conquêtes vite récupérées.
Il n’y aura pas d’issue à la crise par des politiques de rigueur car elles ne s’attaquent pas aux causes. Le « pacte de stabilité » est un leurre, et les sacrifices demandés aux plus humbles un gouffre sans fond. La sortie de la crise ne pourra émerger que d’une lutte sans merci contre les idéologies asociales et anti-démocratiques dominantes et leur corollaire, le communautarisme, qui ont ruiné nos économies en faisant croire que l’économie peut se gérer par la somme géométrique des intérêts individuels soustrait au contrôle de la collectivité. L’enjeu majeur actuel, c’est de redonner une image positive des valeurs démocratiques, en particulier à la promotion du bien commun, de revaloriser le sentiment démocratique.
La sortie de la crise actuelle ne se fera qu’au prix d’une lutte culturelle sans concession, ou elle ne sera pas.