Lire, cette étrange affaire, mon aventure !

Numéro 33 – Février 2012

J’aime lire, et je partage l’idée commune que lire c’est bien. Mais pourquoi ? Ça élèverait l’âme, m’a-t-on enseigné au collège, adornant cette escalade d’augustes sentences latines du genre « dulcis est pro patria mori, qu’il est doux de mourir pour la Patrie » et d’autres du même tabac qui illustraient notre manuel de grammaire Grevisse.

Dans la mesure où le rire est invisiblement dispersé
dans l’air du roman la profanation romanesque est la pire qui soit. Car la religion et l’humour sont incompatibles.
Milan Kundera, Les Testaments trahis

Adolescent, je lisais des Bob Morane, rêvais avec Le grand cirque de Clostermann de devenir pilote de chasse. J’aimais lire, mais une inappétence s’était insinuée sournoisement en moi envers les œuvres censées m’édifier. Je n’avais aucun antécédent culturel familial, ni livre ni disque à la maison. Ce sont mes maîtres au collège qui m’ont ouvert des portes ; d’autres m’ont fermé celles de la littérature française en me présentant leurs « humanités » comme le code de connivence d’une caste à laquelle je n’appartenais pas.

Le goût de la littérature m’est venu par le détour des langues étrangères. Mon premier roman en anglais, Le vieil homme et la mer de Hemingway, lu en une nuit pour l’oral du lendemain, résonne encore en moi de la plainte du vieux pêcheur avec ses anglicismes : « I wish I had the boy with me ». Aux badauds attroupés autour du squelette d’espadon attaché à sa barque, le vieil homme bredouillait « asharked », un seul mot pour dire : « bouffé par les requins ». Et les badauds de s’étonner. « A shark ? » Un requin ? La même année, ce fut le tour de l’allemand par un roman également, Le Juge et son Bourreau de Dürrenmatt. Fasciné par l’intrigue, je m’étais laissé entraîner par la langue avec ses mots composés et dérivés. Les deux années suivantes, ce furent les classiques, Faust qui est resté gravé dans mon cœur, puis les contemporains, Borchert, Thomas Mann, Bender, Böll, Kafka, une quarantaine de textes en tout… Et La Visite de la vieille Dame de Dürrenmatt qui venait de paraître alors.

Et le français ? J’avais besoin, pour accéder à la littérature française, de supprimer les intermédiaires qui dans ma tête s’obstinaient à m’indiquer le droit chemin. Il me fallait un antidote. Alors, avant d’entrer en faculté des lettres, je me suis employé tout un été à lire au hasard des romans, achetés chez un bouquiniste. Comme le personnage de l’Autodidacte de Sartre, la nausée en moins. Ainsi, j’ai découvert Maupassant, Anatole France, Balzac… Sartre a contrario de mes mentors, puis les romans. Jacques le fataliste de Diderot m’a donné une chiquenaude salutaire. On peut donc interpeller le lecteur avec cette gouaille ? S’amuser ? J’étais purgé. La magie de la lecture pouvait opérer désormais.

Parfois, quand je suis fatigué ou préoccupé, il me faut un temps pour m’empêcher de psalmodier dans ma tête, ce qui brouille ma compréhension. Puis le déclic se fait, et l’écrit passe sans plus d’intermédiaire dans mon imaginaire. Il faudrait donc supprimer la parole sur laquelle est calquée l’écriture pour lire sans entraves ? Comme c’est bizarre… Eh oui, l’air de rien, lire, cette activité si familière, est une bien étrange affaire. Et il a fallu des siècles pour que l’homme maîtrise la lecture silencieuse, qui s’acquiert aujourd’hui dans l’enfance. Toute une histoire.

L’écriture a d’abord été une manifestation du sacré réservée aux prêtres et aux scribes[1]. Ce sont des motivations économico-administratives qui vont, dans un premier temps, détacher l’écriture de sa fonction sacrée, conduire par étapes à ce que Milan Kundera appelle sa « profanation »[2]. L’écriture alphabétique, qu’on attribue aux Phéniciens, était dans l’air en pays sémitique méditerranéen depuis le IIe millénaire av. J-C parallèlement aux écritures religieuses. Elle s’est concrétisée et répandue dès le VIe siècle av. J-C avec l’essor du commerce maritime méditerranéen. On saute quelques siècles et, avec l’établissement de l’empire chrétien, l’écriture retrouve sa fonction religieuse. Moines copistes, relieurs de manuscrits aux riches enluminures, vont rivaliser d’ingéniosité pour célébrer l’objet sacré qui renferme la Vérité : la Bible. Mais, dans une société où les privilèges sont garantis par le « droit divin » et l’hérédité, le Livre saint n’est pas destiné au profane. Il est protégé par le latin, une langue qui se veut universelle mais n’est accessible qu’aux seuls initiés, et son support précieux[3].

En Europe, ce sont à nouveau les activités commerciales, mercantiles et artisanales, qui vont relancer l’écriture laïque. L’interdit fait à la noblesse d’exercer une activité lucrative et un clergé entièrement structuré pour assurer le pouvoir[4] s’avéreront un privilège empoisonné. Certes, au sein des cours et des églises on trouve une nuée de fins lettrés et d’artistes, de clercs qui entretiennent une vie intellectuelle riche mais captive. L’Inquisition veille ! Le travail productif, le commerce, si importants à la survie d’une société, échappent au contrôle des privilégiés. Au sein du Tiers État, une masse grandissante de gens s’y adonne, découvre le monde par des voyages lointains, vit, pense, rêve différemment. Une culture alternative, comme on dirait aujourd’hui, centrée au départ sur des savoir-faire concrets, se diversifie, trouve le chemin de l’écriture fixant la langue de tous les jours, puis se propage grâce à l’imprimerie et gagne même la cour. Le Livre lui-même sera entraîné dans le mouvement, traduit, profané.

Sans privilèges de naissance et détaché de la glèbe, un individu libre naît dont l’existence repose par nécessité sur son travail, et dont les droits universels sont garantis par la Révolution. Savoir lire, écrire et compter devient une vertu indispensable à l’exercice de la citoyenneté, et c’est la tâche de l’État de veiller à l’instruction publique[5]. Cet individu libre devient le héro d’un genre nouveau, le roman, qui en relate l’aventure – réservée autrefois à des demi-dieux – sans la contrainte de l’exemplarité, et nourrit l’imaginaire d’autres individus libres. Dès lors, la lecture va faire inexorablement son chemin, bravant ukases et interdits, contournant les censures, défiant les absolutismes, devenant un refuge de liberté et permettant la distance critique du lecteur…

J’ai grandi dans une démocratie en pleine expansion, avec son école publique. Je n’avais pas conscience que lire était l’expression d’une liberté individuelle chèrement acquise au cours de l’Histoire, un privilège[6], en plus d’un plaisir. Je pense à Albert Camus, dans son Algérie natale, issu d’une famille très humble et dont la mère était analphabète, qui est devenu écrivain poussé par Monsieur Germain, son instituteur, auquel il rendra hommage, comme au « premier homme chargé d’instituer l’humanité en l’Homme ». Oui, lire c’est bien, mais pas pour mourir pour la Patrie ou pour n’importe quel mollah, d’ailleurs.

[#1] « Hiéroglyphe », qui vient du grec hieros, sacré et gluphein graver, désigne cet usage religieux.

[#2] Au sens de sa divulgation au profane. Voir Les Testaments trahis de Milan Kundera.

[#3] Dans cet ordre d’idées, je me souviens de l’indignation de certaines élites à la naissance du livre de poche en 1961. On livrait au vulgum pecus un objet dépouillé de sa matérialité sacrée. Scandaleux !

[#4] Même si les monastères étaient souvent auto­suffisants, ils ne couvraient pas les besoins de la population.

[#5] Le premier décret qui institue l’instruction publique obligatoire, proposé par St-Just, date de 1793.

[#6] Dont sont privés les 20% d’illettrés qui sortent à 15 ans de nos écoles républicaines et les 800’000 illettrés adultes que compte notre pays.