L’écrivain et le marché

Numéro 33 – Février 2012

« Lorsque je commence à parler des bienfaits de la lecture, de la distribution de la chose écrite, je me retrouve toujours dans une discussion sur le capitalisme. » Le mot est de Vaclav Havel ; il disait cela en se passant une main presque violente dans les cheveux, comme pour se les arracher – le geste convoyait le dépit plus efficacement encore que le ton et les paroles.

De l’or ? De l’or jaune, étincelant, précieux ? Non, par Dieu, je ne le convoite pas en vain ! …[1]
Face au livre, celui qui écrit est solidaire de celui qui lit. Tout d’abord parce que, à mon avis, il n’y a pas d’écrivain qui n’ait pas commencé par être un avide lecteur. Un jour, une histoire provoque un « moi aussi, je pourrais… » ; alors, de consommateur le lecteur se transforme en acteur – peu importe, à ce stade, qu’il soit doué pour l’écriture, que ce qu’il écrit ait du succès.

Malheureusement pour les auteurs, il y a beaucoup plus de gens qui ont quelque chose à dire que de possibilités de les publier. Et même si, depuis une vingtaine d’années, il est possible de s’exprimer à tout va, des millions d’écrivains en herbe rêvent à la consécration par une maison reconnue qui les publierait à compte d’éditeur, car ce n’est qu’ainsi qu’ils deviendront des écrivains à part entière. Dans un marché équilibré, un éditeur peut se permettre de prendre des risques. Les livres qui se vendront bien serviront de locomotive à ceux qui se vendront moins bien ; ils donneront ainsi aux auteurs la chance de se faire connaître, et aux lecteurs une occasion de faire des découvertes.

Hélas, nous ne sommes pas dans un marché équilibré. L’auteur ne cherche pas tout d’abord à s’enrichir : il veut communiquer, raconter, analyser, contribuer à ce qui devient, avec le temps, la mémoire collective, la trace détaillée d’un présent qui se transformera en un passé dont lui seul aura témoigné. Et ici se dresse, pour celui qui est publié, un autre obstacle. Car traduit en termes crus, on pourrait dire qu’en étant édité, un écrivain a trouvé un producteur, un distributeur, et un marché. Et tous ces gens, qui ont placé sur l’auteur un espoir de réussite, et plus ou moins d’argent, veulent que l’auteur soit rentable et leur permette de faire une plus-value – des bénéfices.

… Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le couard […] [1]
Nous voici donc, nous qui avons écrit seuls à notre table pendant des mois, des années parfois, lancés sur le marché, où nous devenons un produit vendu, acheté, consommé, bref : une marchandise.

Et ce marché a sa « loi », qui veut que l’argent rapporte, et sa règle de fer est non seulement qu’il faut récupérer son investissement, mais aussi qu’il faut maximiser les profits. Une plus-value raisonnable est légitime. Mais dans la logique de l’argent, la seule « loi » est : « encore plus », toujours plus. Aussi, dans une évolution lente, mais inexorable, cette marchandise qu’est la production culturelle est en grande partie tombée sous la coupe de fortunes diverses ou de sponsors intéressés, de fonds d’investissement, de constructions financières sans visage pour lesquels les critères sont : s’agrandir pour gagner plus, et une fois qu’on a réussi un agrandissement, on en cherche un autre, on absorbe les plus petits que soi – on tente de monopoliser le marché pour dicter ses prix. C’est ainsi dans l’édition autant que dans l’industrie des machines. C’est la concentration du capital, et la disparition des différences. Pour un profit accru en faveur d’actionnaires auxquels les produits qui font ce profit sont indifférents – pourvu que ça rapporte.

Dans ce contexte, on cherche en vain les auteurs, sans le travail de qui il n’y a pas d’industrie du livre, de même qu’on cherche en vain les éditeurs indépendants.

L’auteur ne cherche pas tout d’abord à s’enrichir : il veut communiquer, raconter, analyser, contribuer à ce qui devient, avec le temps, la mémoire collective.

Jamais il n’a été aussi facile d’écrire. L’ordi­nateur, les cours de narration, de visu ou à distance, les canaux de distribution alternatifs… Mais jamais non plus la cohorte des auteurs et des éditeurs indépendants n’a vécu des conditions aussi précaires.
Là où cette précarité est le plus immédiatement perceptible pour le lecteur, c’est le lieu où la production des auteurs et de leurs éditeurs s’écoule : les librairies.

Nous, auteurs, assistons impuissants à la disparition de ceux dont la grande majorité d’entre nous dépend : les éditeurs indépendants qui prennent des risques par amour pour la littérature, et les libraires indépendants qui choisissent quels livres vendre, qui connaissent leurs clients et entretiennent avec eux un dialogue culturel ; cette disparition se fait au profit de supermarchés du livre. C’est que pour distribuer les livres, beaucoup de livres, il faut des capitaux. Et ces capitaux, nous l’avons vu, demandent un chiffre d’affaires toujours croissant. Même gérés par des gens de culture, ils finissent souvent par succomber. Dans cette logique, même les supermarchés du livre sont menacés : si le fonds d’investissement qui la possède considère que vendre sur Internet est plus profitable, la grande librairie disparaîtra tout comme la petite, et on est déjà arrivé au stade où il devient nécessaire d’en défendre l’existence.

« [Les grandes librairies] offrent un espace où on peut rencontrer ses amis, draguer ou aller se cacher lorsqu’on est seul un samedi soir. Elles offrent une petite tranche de développement intellectuel dans un paysage commercial dominé par les jeans, les gâteaux et les crèmes hydratantes. Et elles le font sans demander grand-chose en retour – juste qu’on vienne souvent, et qu’occasionnellement on achète un livre au prix de détail. Voilà quelques-uns des motifs qui font que les gens aiment les librairies. Plutôt que de chercher des raisons pour lesquelles elles devraient disparaître (au profit de sites de librairie en ligne), on devrait énumérer les raisons pour lesquelles, même à l’âge d’Amazon, elles restent indispensables. »[2]

On pourrait dire cela de toutes les librairies.

… Allons, métal maudit, putain abjecte de l’humanité qui sème la bisbille. Au raout des nations, je te ferai travailler conformément à ta nature.[1]
Si aujourd’hui tout auteur qui a réfléchi est pour le prix fixe du livre qui le mettrait à l’abri d’une concurrence effrénée, c’est pour une raison qui devrait être simple à comprendre : sauf s’il est un produit de grande consommation à la John Grisham, sa survie en dépend, car la production culturelle livrée aux lois du marché est tendanciellement destinée à disparaître. Le jour où les capitaux qui lui sont consacrés trouvent davantage de profit ailleurs, ils se retirent, non sans avoir d’abord « restructuré, optimisé, regroupé, unifié », en un mot détruit ce qui faisait l’essence de ces lieux charnières que sont à la fois les éditeurs et les libraires indépendants (grands ou petits qu’ils soient).

Il est donc de notre intérêt d’auteurs que le livre ne soit pas soumis à un bradage destiné à faire augmenter pendant un instant le chiffre d’affaires, mais qui laissera derrière lui, à long terme, un grand vide. On aura vendu à bas prix LE best-seller pour faire du chiffre, mais comme la marge du libraire aura ainsi été rongée, il n’aura plus les moyens de garder en magasin des livres qui se vendent moins bien. Et pour un petit libraire, c’est encore pire : il ne pourra pas se permettre de baisser le prix du best-seller, et on ne viendra pas l’acheter chez lui. De là à ce qu’il doive fermer boutique… Quant aux grands éditeurs, à des exceptions de plus en plus rares près, ils ont tendance à ne publier que les livres dont ils croient être sûrs d’avance que ce seront des best-sellers (parfois écrits, comme cela se voit déjà aux États-Unis, sur la base de règles établies par le marketing). Cela les amène forcément à négliger la diversité en écartant des auteurs qui au premier abord ne répondent pas aux critères du succès. Les accidents spectaculaires dans le genre de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust il y a un siècle, ou des trois volumes de Millenium de Stieg Larsson plus récemment, finalement publiés avec le succès que l’on sait, sont toujours possibles, mais ce ne sont que les exceptions qui confirment la règle – et ils seront toujours plus rares.

Ceci n’est pas du catastrophisme gratuit.

On a pu voir dans d’autres pays les effets d’une suppression du prix fixe du livre. En Angleterre par exemple, un pays qui dispose pourtant d’un immense marché, les conséquences sont dévastatrices pour toute la branche.

«Lorsque je commence à parler des bienfaits de la lecture, de la distribution de la chose écrite, je me retrouve toujours dans une discussion sur le capitalisme. »
Vaclav Havel

À l’occasion d’un récent discours aux éditeurs allemands, John le Carré dépeint ces conséquences très précisément. Tout d’abord, il constate que l’édition est souvent le fait d’amateurs éclairés (au sens fort du terme) « qui arrivent dans l’édition de façon aussi mystérieuse qu’on entrait autrefois dans les services secrets ». Le problème de ces gens de culture, qui font les meilleurs éditeurs, est qu’ils « sont le plus souvent livrés aux mécanismes prédateurs du marché ; face à eux, ils ne jouissent d’aucune protection. » Ce sont des lettrés, et non des financiers. « Il y a quelques années, poursuit le Carré, sans beaucoup réfléchir, j’ai accepté de m’exprimer en faveur de la libéralisation du prix du livre. Rétrospectivement, ce fut une terrible erreur. L’industrie anglaise du livre a supprimé le prix fixe, et s’est ainsi livrée pieds et poings liés aux forces du marché ; cela a été l’arrêt de mort des librairies indépendantes. »[3] Le prix des livres, après une première baisse, a grimpé en flèche, et le coup a été fatal pour de nombreux éditeurs indépendants.

Il faut l’affirmer une fois de plus : la culture sous toutes ses formes ne peut pas être traitée comme une marchandise. Une formation approfondie, une vaste culture des individus bénéficient à la société entière. Ce sont des citoyens bien formés qui inventeront et fabriqueront les nouveaux produits dont dépendent aussi en bonne partie, soit dit en passant, les bénéfices des multinationales. Ainsi, plutôt que d’être soumise à des mesures à courte vue, la culture, et dans le cas particulier le livre, doit être protégée, soignée et aidée si nécessaire, car une culture riche et variée représente, que des initiatives à courte vue le perçoivent ou non, le meilleur garant, et le meilleur placement, pour l’avenir de l’humanité.

Dans ce contexte, demander le prix fixe du livre peut paraître une démarche dérisoire. Pourtant, cette mesure relativement modeste est un signe fort : elle exprime la volonté de protéger (au moins un peu) contre les lois du marché un des objets qui véhiculent le mieux la nourriture culturelle quotidienne qui est la nôtre, ainsi que le lieu où nous préférons aller le chercher.

Plus-value, monopoles, investissements, profit, marché, concentrations, actionnaires, fonds d’investissement… Vaclav Havel avait raison : on veut parler littérature, lecture, culture – et on se retrouve dans une discussion sur le capitalisme.

[#1] W. Shakespeare, Timon d’Athènes, Acte IV, sc. 3 Ce cri du cœur face au numéraire (il n’est pas isolé dans l’œuvre de Shakespeare) montre bien qu’en 1607 déjà, l’écrivain est aux prises avec le pouvoir destructeur de l’argent.

[#2] Will Doig, salon.com, 15 décembre 2011. Ce plaidoyer pour la librairie est new-yorkais, d’où les librairies ouvertes le samedi soir.

[#3]John le Carré, Tagesspiegel, Berlin, 11 octobre 2011 (où le discours, tenu la veille, est reproduit intégralement).