Culture & utopie

Numéro 23 – Septembre 2009

« Les utopies d’aujourd’hui sont les réalités de demain. » Victor Hugo Un instituteur africain racontait récemment comment à un moment de son histoire son pays avait consacré une partie importante de son budget à l’alphabétisation de la population : 75% d’alphabétisés, disait-il d’une voix triomphante, « sans pour autant renoncer à notre culture propre, qui continuait à être enseignée à côté des instruments du monde moderne qui allait faire des Africains des protagonistes à part entière de l’acti­vité mondiale ». Ensuite de quoi sa voix s’éteignait pour dire : « Puis est venue la Banque Mondiale, l’argent est allé payer les intérêts de la dette avant que nous n’ayons suffisamment d’individus cultivés dont l’activité aurait contribué à les payer avec le surplus ; pour maintenir notre taux d’alphabétisation, nous avons dû mettre cinquante élèves par classe, il n’y avait plus d’argent pour les livres »… Et il continuait la description de la déchéance culturelle de son pays (qui n’est même pas le pire en Afrique, de ce point de vue), suivi par sa déchéance commerciale, et par la disparition progressive de la démocratie, le flot de migrants économiques. Jamais je n’ai aussi bien compris à quel point l’acti­vité culturelle est l’âme d’un pays. Comparer la Suisse (l’Europe) à l’Afrique ? Ne me faites pas rire, diront certains. Et pourtant…

Le progrès culturel

Le dictionnaire du CNRS donne de la culture la définition suivante : « Bien moral, progrès intellectuel, savoir à la possession desquels peuvent accéder les individus et les sociétés grâce à l’éducation, aux divers organes de diffusion des idées, des œuvres. […] Ensemble de connaissances et de valeurs abstraites qui, par une acquisition généralement méthodique, éclaire l’homme sur lui-même et sur le monde, enrichit son esprit et lui permet de progresser. » Les philosophes précisent : « Nous dirons que la culture ou la civilisation, c’est l’épanouissement de la vie proprement humaine, concernant non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi, et avant tout, le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. » (Jacques Maritain, Humanisme intégral).

Loin de vivre de charité, les artistes – au même titre que les politiciens – travaillent pour la communauté, pour la société dans laquelle ils évoluent.

Je suis toujours étonnée de voir l’oubli dans lequel est tombé l’état dans lequel se trouvaient nos pays européens il y a environ 150 ans : une alphabétisation limitée, une classe bourgeoise surpuissante qui faisait obstacle à l’éducation des masses. Et, tous comptes faits, une richesse limitée, dévolue au petit nombre. Peu à peu, l’instruction, le progrès intellectuel, le développement humain, comme dit Maritain, ont multiplié les richesses, ont accru la soif de savoir, ont fait aspirer l’homme à une immortalité sur terre soudain à la portée de la main. On a juste eu le temps de voir que tout cela était possible, et déjà le capitalisme est devenu fou, et a passé de sa forme marchande (déjà imparfaite) à sa forme purement spéculative, qui dérègle tout – et nous nous rendons compte maintenant que ce « tout »-là englobe non seulement la recherche, l’éducation en général, dans les budgets desquels on coupe allègrement, mais aussi les arts, qui nous occupent davantage ici.

La création, âme d’un pays

La création, en un lieu donné, représente l’âme de la société. À un moment de leur histoire, les pays européens l’ont compris. Ils ont compris aussi qu’elle ne peut pas être traitée comme une marchandise – elle a besoin d’être aidée. Sa valeur transcende la valeur marchande. Et plus cette création est complexe, plus elle a besoin d’aide, le maximum étant atteint avec le cinéma.

Or, depuis que le capitalisme spéculatif est en marche, c’est-à-dire depuis que nous assistons à une privatisation toujours accrue des fonds publics, fruits de nos impôts, c’est toujours dans les domaines qui ne peuvent pas être considérés comme marchands qu’on coupe les fonds publics : création artistique, mais aussi instruction publique, santé…

Nous sommes lentement mais sûrement en train de donner les clés de la culture, au sens le plus large, à l’économie privée (sponsors, etc.), sans tirer les leçons de la débâcle américaine, où la culture est pour ainsi dire entièrement en mains privées, et où l’on voit en temps de crise (maintenant par exemple) les écoles se fermer, les producteurs de toutes les disciplines être avalés, les œuvres de jeunes qui font leur apprentissage d’artistes mourir avant d’être nées.

On prépare ainsi des générations d’analphabètes – oh, elles sauront lire, écrire et compter, le vernis sera là. Mais elles pourront faire leur deuil du développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. Ce seront des analphabètes de l’âme. L’instruction supérieure est déjà en train de se raréfier, le travail est délocalisé, les individus deviennent une marchandise à bas prix.

Pour avoir le temps de faire leur travail, la plupart des créateurs suisses vivent avec des salaires de vendeuse de grands magasins ; les aides sont distribuées on ne peut plus chichement. Il s’est néanmoins trouvé, récemment encore, un Conseiller national pour me demander si cela ne me gênait pas de vivre de charité. Je considère que, au même titre qu’un politicien, tout artiste travaille pour la communauté, pour la société dans laquelle il vit : de temps à autre cela est confirmé par le fait qu’un organisme officiel (Pro Helvetia, Affaires étrangères) vous envoie à l’étranger « représenter la Suisse ».

Mon rêve utopique est que la partie du budget qui est dévolue à la culture, et qui est due aux artistes, devrait être couverte par un pourcentage fixe (le fameux un pour cent culturel, qui ne serait que justice) dans le budget de l’État. Très peu pour moi, « l’utopie » de mes camarades Gonseth et Tchudi. Je refuse une distribution qui serait laissée à bien plaire aux différentes branches de la culture : que l’État prenne ses responsabilités.

Je rêve quant à moi d’une société dans laquelle la culture sous toutes ses formes serait mise sur un pied semblable à celui de la politique ou du sport – par nos élus, par les représentants de l’État, par les journaux, la radio et la télévision (qui, soit dit en passant, ratent spectaculairement le coche de ce qui pourrait être une fantastique mission éducative) – bref, par la population au sens large.

Utopie ? Certainement. Mais comme disait le collègue Hugo, les utopies d’aujourd’hui…