Les langues de la Suisse : vouloir manger le fruit sans casser la noix

Numéro 28 – Décembre 2010

« Tout ce qui est écrit est traduction. Nous pensons longtemps, retournons des phrases sans fin, mais lorsque finalement nous écrivons, tout l’art, c’est de traduire une idée en peu de mots. […] La traduction est la base de toutes les sciences. Lorsque vous transformez de l’argent en chiffres, vous traduisez, lorsque vous transformez des pensées en syllogismes, vous traduisez, et lorsque vous passez d’une langue à l’autre, vous traduisez. La traduction entre langues est même le seul moyen de savoir ce que pensent ceux dont nous ne comprenons ni le langage, ni les coutumes. Elle est aussi la base de toute diplomatie. Rien n’est possible sans la traduction, elle est elle-même une science, qui mériterait que de meilleurs instruments soient mis à son service. »[1]

Ces paroles de Richard Mulcaster, un des plus grands pédagogues de la Renaissance, rappellent qu’il fut un temps où il fallait justifier le droit à la traduction (c’est-à-dire au multilinguisme). La traduction, au sens le plus large du terme, a été un des grands enjeux de la Renaissance. L’Église de Rome a brûlé vifs des hommes pour la simple raison qu’ils avaient traduit la Bible et les classiques en langues vulgaires.

La traduction et le multilinguisme, conquis de haute lutte, devraient être des arts nobles, particulièrement dans un pays comme le nôtre, dont la cohésion est fondée entre autres sur une multiplicité de cultures.

Si la Suisse a su se construire en dépit du fait qu’elle englobe trois cultures et quatre langues, elle n’a jamais réellement réussi à accepter qu’elle était formée par une majorité et des minorités. Les Tessinois, minorité encore bien plus petite que les Romands, se sont confrontés à leur problème simplement. Ils apprennent une, ou deux, langues nationales et se rappellent régulièrement au bon souvenir de la majorité, plutôt parce qu’ils veulent être certains d’être représentés politiquement que pour des questions linguistiques.
Les Romands n’ont jamais su faire de même.

Certains attribuent cela au fait qu’ils parlent une langue prestigieuse (le français), dont les dialectes sont devenus marginaux, et qui a longtemps joué le rôle qui est aujourd’hui dévolu à l’anglais. D’autres pensent que c’est parce qu’on oublie facilement en Suisse francophone un certain nombre de réalités historiques.

La plus importante est que conglomérat de seigneuries et de territoires qui a fini par s’appeler Suisse s’est créé dans le domaine allemand – la langue officielle de la Diète d’avant 1848 était l’allemand. Avant 1798, on peut même dire qu’il n’y avait pas de canton suisse (je parle d’entité politique, et non de territoires) dont la langue officielle fût le français. La Suisse était un pays de culture germanique.

En 2003, lors d’un colloque consacré à la traduction, le regretté linguiste et traducteur Henri Meschonnic disait entre autres : « Dans la démocratie représentative traditionnelle avec son formalisme, vous avez la minorité : mettons qu’elle fait 49%, elle est déjà escamotable. Elle est maintenue, mais en fait ce sont les 51% qui ont raison de la minorité. La disparition de fait de la minorité est un problème politique. »[2]

Le grand acquis du fédéralisme suisse a été de faire en sorte que les minorités qui étaient venues s’agglomérer à la Suisse essentiellement allemande d’avant la Confédération ne disparaissent pas. Idée neuve et hardie, à l’époque. Et pourtant… La minorité francophone a beau voir les efforts faits pour elle par l’État fédéral, ils ne sont jamais suffisants, elle a de la peine à les comprendre. Elle refuse en quelque sorte son statut de minorité.

Les cantons romands ont longtemps, avec les cantons ruraux catholiques, freiné les tendances unitaires helvétiques ; leurs craintes se sont manifestées dès 1803. La guerre du Sonderbund, et la menace d’un éclatement sur des critères religieux de la confédération en voie de constitution, ont poussé à la création de l’État fédéral, auquel personne ne s’opposait, et dans cette création, les Romands ont joué un rôle décisif. Ils ont notamment évité le carnage que la guerre du Sonderbund risquait de devenir ; pourtant, la menace d’une « germanisation » de la Suisse latine a été ressentie dès 1848. Elle a entre autres contribué pour beaucoup à retarder la première révision de la constitution fédérale. Elle finira par avoir lieu en 1874. Une première tentative avait échoué en 1872, et avait profondément irrité les cantons alémaniques, qui avaient qualifié les actions romandes d’arrière-garde de « combat racial ». « Les Welches se sont raidis avec toute la sauvagerie indisciplinée du romanisme contre les avant-postes de la culture germanique », commente alors ironique le Chancelier d’État du canton de Zurich, l’écrivain Gottfried Keller.[3]

Ce que les Romands peinent à accepter, c’est qu’ils sont moins nombreux. On entend régulièrement leurs plaintes : nous sommes minoritaires dans les commissions, nous sommes minoritaires au parlement, nous allons disparaître de l’administration – en fouillant dans les archives, on constate que ces sombres prédictions sont aussi anciennes que la Suisse moderne, mais que la Suisse romande n’a toujours pas disparu.

Les alarmes romandes face aux dialectes alémaniques tiennent du même état d’esprit, et sont le plus souvent exprimées comme si les Alémaniques voulaient exclure les Romands, ces pauvres martyrs qui apprennent l’allemand, après quoi leurs compatriotes, ces ingrats, leur parlent dialecte. À quoi bon apprendre l’allemand ? Parenthèse : avez-vous déjà essayé de demander votre chemin en votre allemand scolaire à un Berlinois de la rue ? L’allemand qu’il vous a parlé n’était pas la langue de Goethe, vous pouvez en être certain. Vous avez néanmoins compris de ce qu’il vous disait ? Dans ce cas-là, cela signifie que vous avez appris suffisamment d’allemand, et qu’il ne vous faudra que quelques jours, quelques semaines, pour comprendre ce que vous dit en dialecte un Zurichois lorsque vous lui demandez votre chemin – pour peu qu’il vous réponde en dialecte, car nous sommes nombreux à avoir constaté que lorsqu’on s’adresse aux Alémaniques en allemand, la majorité d’entre eux répondent en allemand.

La minorité francophone a beau voir les efforts faits pour elle par l’État fédéral, ils ne sont jamais suffisants, elle a de la peine à les comprendre.

À quoi bon apprendre l’allemand, demande-t-on régulièrement ? En plus de l’argument que c’est la langue non seulement suisse, mais du plus grand pays d’Europe, que c’est la langue originale d’une grande culture tant philosophique que littéraire ou scientifique, Henri Meschonnic suggère une raison fondamentale. « Il ne s’agit plus d’opposer identité et altérité », dit-il, « mais de montrer que l’identité n’advient que par l’altérité. »[4]

L’altérité, c’est accepter dans son objectivité l’existence des autres, car ils font partie du même ensemble, et par conséquent de notre identité propre. Pour un Romand, cela signifie entre autres comprendre que l’insistance à propos des dialectes a, pour les Alémaniques, des raisons historiques précises, et graves. Dès la Première Guerre mondiale, ils se sont sentis menacés par les visées impérialistes de l’Allemagne. Et quelles que soient leurs idées, leurs tendances politiques, une chose a toujours été certaine pour la majorité écrasante des Alémaniques : ils ne sont pas allemands, et ils sont prêts à tout pour prouver qu’ils sont suisses. On peut imaginer leur inquiétude lorsque Hitler s’est mis à parler de « Grand Reich », et leurs alarmes lorsqu’il a commencé à annexer des territoires germanophones. Le dialecte devenait alors une forme de résistance, ce qui, dès 1937, n’a pas empêché Gonzague de Reynold, qui pourtant vivait tout cela et aurait pu comprendre, de redouter, un déséquilibre « moral et intellectuel » du fait des difficultés du dialecte pour les Romands, et d’un isolement culturel des Alémaniques par rapport à l’Allemagne et à la Suisse latine.[5] Cela a valu à Gonzague de Reynold d’être traité par certains de collabo. Cela fera bientôt un siècle de cela, et pourtant les craintes sont toujours les mêmes, elles semblent avoir été exprimées hier.

On pourrait, au lieu d’éternellement se plaindre du verre à moitié vide, considérer le verre à moitié plein. En constatant par exemple que, par leur résistance entre autres culturelle, les Alémaniques ont fait que les nazis réfléchissent deux fois avant d’envahir la Suisse (ce n’était pas le seul facteur, mais c’en était un). En réalisant que lorsque l’on a bien appris l’allemand, cela est fort utile même pour comprendre les dialectes. En acceptant qu’en moyenne, les Alémaniques sont très bien disposés vis-à-vis des Romands, en dépit de quelques préjugés (mineurs, comparés à ceux que les Romands nourrissent vis-à-vis des Alémaniques). Certes, il y a des majorités alémaniques dans les conseils d’administration, dans les régies et ainsi de suite. Elles sont le reflet de la majorité objective. Mais la Suisse alémanique colonisant une Suisse romande moins développée est un mythe. Si déséquilibre il y a en Suisse, c’est entre la région de Zurich, plus riche et mieux développée (comparativement) depuis le XVe siècle, et le reste de la Suisse dans son ensemble, et non le long du (mythique, lui aussi) gouffre de la Sarine. Parfois, nous réagissons de façon différente de région à région. Il y a des raisons objectives à cela : nous sommes des cultures différentes. Mais nous cohabitons, et l’essentiel est là.

Si nous nous laissions moins bloquer par les mythes charriés par le conscient et l’inconscient collectif, il serait probablement plus facile d’apprendre la langue de l’autre. Les Romands aujourd’hui réfractaires s’apercevraient alors peut-être de l’existence à leurs portes d’une culture germanophone riche, dont ils comprendraient le sens, – à Bâle, à Zurich, en Allemagne voisine. Car n’en déplaise à ceux qui se sentent exclus par les dialectes, en Suisse alémanique les livres autant que les journaux, que le théâtre, que le cinéma, que les conférences, que tout le reste, se passent en allemand classique – dans la langue même qu’ils ont apprise à l’école. Idem pour les Alémaniques, qui cependant sont moins réfractaires au français et à la Suisse romande que l’inverse. Sans jamais oublier que la Suisse est un des pays du monde où les citoyens multilingues sont le plus nombreux. La langue qu’ils apprennent le plus volontiers est l’anglais ? Et si on motivait avec autre chose que des idées d’obligations politico-morales les jeunes Romands à apprendre l’allemand ? Et les jeunes Alémaniques à apprendre le français ? N’oublions pas que l’avancée de l’anglais est due à un besoin de communiquer. Elle n’est pas propre à la Suisse. Apprenons les langues de nos compatriotes et allons à leur rencontre pour vraiment les connaître. L’anglais pourrait, entre Suisses, redevenir superflu.

Avant de se plaindre, on pourrait aussi lire les traductions de livres en français, anglais, italien, allemand faites hors de Suisse. Elles sont souvent bâclées, inexactes. Sans comparaison avec le soin que nous accordons en Suisse à la traduction littéraire. Pro Helvetia encourage (modestement – le tarif de la page de traduction a passé de 50 à 30 francs environ en vingt ans, il a donc baissé en parallèle avec l’augmentation du coût de la vie) la traduction littéraire, considérée comme un vecteur essentiel d’identité fédérale.

Je terminerai cet article comme je l’ai commencé – en rappelant ce que disait Richard Mulcaster à propos du multilinguisme et de la traduction : « Cela peut sembler difficile, impossible parfois. Mais cela n’est le cas que si l’on est ignorant, ou affligé de paresse mentale, que si on n’a pas le courage casser la noix, tout en voulant manger le fruit. »[6]


[#1] Richard Mulcaster (1531-1616), Elementaries, Londres, 1581

[#2] Interview avec Pierre Lepori, Radio de la Suisse italienne, 2003

[#3] Voir notamment, sur le sujet, l’étude de Pierre Du Bois, Alémaniques et Romands entre unité et discorde, éditions Pierre-Marcel Favre, 1999

[#4] ibid.

[#5] Conscience de la Suisse, éd. de la Baconnière, Neuchâtel, 1937

[#6] Mulcaster, ibid.