Édito n°40, décembre 2013
Nous ramons contre le courant et c’est bien fatigant. Contre le courant libéral qui branche la privatisation à toutes les turbines, nous affirmons la culture comme un grand ensemble qui empiète un peu sur le privé, s’étend beaucoup sur le service public, et déborde sur les prestations de l’État. La culture, c’est ce qui reste de la démocratie quand elle enlève son droit de vote.
Quand nous avons commencé à ramer seuls contre le courant il y a dix ans, pour que les artistes et le milieu culturel tout entier se préoccupent des loteries, personne n’aurait parié un kopeck sur notre canot de sauvetage. Pourquoi des artistes devaient-ils se jeter à l’eau pour défendre une loterie à laquelle une commission fédérale avait refusé une concession de casino ? Quel rapport entre ceux qui aspiraient à devenir des croupiers vertueux et les créateurs désintéressés de ce pays ?
Aujourd’hui, grâce à l’initiative populaire que nous avons appelée de nos vœux et accompagnée jusqu’à une superbe victoire silencieuse en votation l’an passé, la Constitution fédérale protège les loteries et garantit leur statut de service public, mais – et c’est bien cela qui nous motivait dès le début – protège aussi une source de financement pour la culture en Suisse à hauteur de plusieurs centaines de millions par année. Plus besoin de ramer contre le courant, puisque nous avons réussi à inverser le courant…
Il faut continuer parce que nous avons échoué ! Mais nous ne pourrions pas continuer si nous avions totalement échoué. (Vincent Arlettaz)
Mais dans ce calme plat, nous nous retrouvons un peu seuls à tenter d’éclairer de lointaines rives avec notre lanterne pour éviter que la Suisse romande ne s’aligne sur la Suisse alémanique. La Loterie Romande a été de très loin pionnière quant à la défense de son monopole légal, à la nécessité de prévenir la dépendance maladive au jeu, et surtout, dans sa manière de distribuer les bénéfices des jeux à la culture, au social, au sport, au patrimoine, en bonne autonomie par rapport aux cantons. Mais sur ce dernier point, il y a un danger que la pratique alémanique de verser les bénéfices des jeux directement dans les caisses de l’État soit étendue à la Suisse romande. Ce serait un naufrage regrettable pour la diversité culturelle, car l’autonomie des organes de répartition garantit une pluralité des aides, et donc des domaines culturels qui peuvent être soutenus indépendamment des grandes priorités politiques définies par les responsables cantonaux.
Si la culture est une des composantes indispensables de la vitalité démocratique d’un pays, la littérature y figure aux premières loges. Mais la lecture, c’est aussi celle des journaux écrits et parlés, et des informations sur le net. Ceux qui produisent de l’écrit informatif, en Suisse romande, affrontent des tempêtes effroyables. Une partie de l’identité culturelle de notre région ne s’appartient plus – barrée qu’elle est par des armateurs siégeant au-delà de la Sarine ou même en France.
Là aussi il nous faut proposer une plateforme de sauvetage à un journalisme corseté jusqu’à l’étouffement par les impératifs du commerce, et renforcer les créateurs de contenu contre les détenteurs des tuyaux.
En dix ans, nous avons beaucoup ramé contre l’individualisme des artistes, avec toujours comme boussole : leur offrir une possibilité de s’unir pour agir, quelles que soient leurs différences. Sachant que, pour les artistes, se différencier les uns des autres n’est pas simplement la façon la plus naturelle de surfer sur la mode, mais une question de vie et de mort économique et artistique – comment faire pour les coaliser malgré eux ? Nous avions cru avoir inventé le gilet gonflable culturel, le singularisme solidaire des artistes, la connexion intermittente des créateurs. Il faut bien le reconnaître, sans l’aide de la Loterie Romande, autant sa partie culturelle que sa partie exploitante, cette revue aurait depuis longtemps rejoint dans la vase les vestiges néolithiques de nos lacs…