Quand les médias se mettent au service des seigneurs du marché

Numéro 40 – Décembre 2013

La tendance à la reprise de journaux par des personnalités intrusives n’ayant aucune expérience des médias n’a fait que s’accentuer au cours de la dernière décennie. En 2004, un collectif de journalistes publiait en France l’Almanach critique des médias, sorte de panorama de la « malinfo ». Un extrait du chapitre consacré à la « presse tirelire » résume très prosaïquement la situation : « À l’aube du nouveau millénaire, les pharaons de la presse et de l’argent ne se soucient plus d’accoutrer leur rapacité d’un costume ‹ pluraliste › et ‹ citoyen ›. Ils règnent. » Point barre.

La même compilation multiplie les citations de magnats dont la désinhibition entrepreneuriale n’a d’égal que l’aménité de ton utilisée pour commenter le pourquoi du comment de leurs prédations. « Un groupe de presse, vous verrez, c’est capital pour décrocher des commandes », s’enorgueillit Jean-Luc Lagardère, propriétaire d’Europe 1 et Paris Match. Alors que pour un autre fabricant d’armes, Serge Dassault, un bon journal est un journal à la botte d’hommes d’affaires comme lui. « J’en ai assez de me faire insulter dans un certain nombre de journaux parce qu’il y a des gens qui sont incompétents. Donc je veux pouvoir répondre », bougonne en 1997 celui qui a repris entretemps Le Figaro.

Dix ans après, la tendance à la reprise de journaux par des personnalités intrusives n’ayant aucune expérience des médias n’a fait que s’accentuer. Le Monde a été racheté par un trio de banquiers, Libération par un duo de financiers. La Suisse ne fait pas bande à part. Certes le monde des médias n’y est pas dominé à première vue par des nababs actifs dans la vente d’avions ou de missiles. Les deux plus grands groupes de presse, Tamedia et Ringier, appartiennent à des familles zurichoises qui s’investissent dans l’édition de journaux depuis plusieurs décennies. Sur le papier, les apparences sont sauves, des professionnels des médias gèrent les médias.

Mais en grattant bien, on s’aperçoit que le résultat n’est pas fondamentalement différent. D’abord parce que des francs-tireurs ont fait leur apparition. En Suisse romande, c’est un homme d’affaires français, Alain Duménil, qui a repris L’Agefi. Quant aux quotidiens L’Express et L’Impartial, La Côte et Le Nouvelliste, ils sont passés sous le giron du groupe Hersant, l’ancien propriétaire du Figaro.

En mettant à part la RTS, régie quasiment publique, je dirais que nous avons un paysage médiatique à caractère dynastique.

Ensuite parce que dans sa très grande majorité, la presse, dont la vocation devrait être en premier lieu l’indépendance en zone démocratique, se soumet au diktat de la rentabilité à deux chiffres. Ce qui ramène sa vocation à celle d’une société cotée en Bourse. Conséquence : pressées comme des citrons, des rédactions anorexiques bâclent le travail d’investigation. « Face à la nécessaire reconfiguration des médias, tant sur le plan économique qu’éditorial, les directions sont amenées à prendre des décisions stratégiques qui peuvent dérouter. Trop tôt, trop tard, trop musclées, trop marketing, trop orientées vers la recherche du buzz, du clic, de la rentabilité, de l’économie de moyens, de la réduction des effectifs, déséquilibre print-web etc. Sans compter les pigistes et indépendants qui peinent à vivre de leur métier », relève le spécialiste des médias et bloggeur belge Nicolas Becket sur le site MediaType.

 À l’aube du nouveau millénaire, les pharaons de la presse et de l’argent ne se soucient plus d’accoutrer leur rapacité d’un costume « pluraliste » et « citoyen ». Ils règnent. Point barre.

De fait les médias traditionnels deviennent les faire-valoir d’entités intégrant une palette infinie d’activités parallèles allant de la promotion et la production de films et les jeux vidéos au commerce en ligne de marchandises et services en passant par les réseaux sociaux et les parcs d’attraction. « En aval de la filière, le consommateur est considéré comme un client à fidéliser pour lui offrir une panoplie de services et d’informations qu’il est censé être prêt à payer. Les groupes multimédia constituent ainsi des systèmes fermés fonctionnant selon le principe du Club Med. La tire-lire fait bling-bling au bout de la chaîne. Et les entreprises de médias bouclent la boucle de la viabilité économique. Mais à quel prix civique et social », s’interrogent les auteurs du livre Info popcorn – Enquête au cœur des médias suisses[2].

Finalement qu’est-ce qui différencie Le Monde, quotidien aux mains d’un trio de banquiers, d’un journal contrôlé par Tamedia ? Le contenu du premier est-il moins fiable que celui du deuxième ? L’un et l’autre revendiquent la qualité, le reste étant un problème d’appréciation de la part du lecteur.

Le lecteur-consommateur est considéré comme un client à fidéliser pour lui offrir une panoplie de services et d’informations qu’il est censé être prêt à payer.

Mais le lecteur, qui s’en soucie vraiment sur une planète médiatique où les principaux acteurs agissent en quasi-autocrates soucieux avant tout de consolider leurs réseaux d’intérêts privés ? Un observateur avisé des médias helvétiques qui requiert l’anonymat développe cette analyse non dénuée de pertinence : « En mettant à part la RTS, régie quasiment publique, je dirais que nous avons un paysage médiatique à caractère dynastique avec un très petit nombre d’opérateurs, exactement comme au temps où le territoire suisse actuel était disputé et cogéré par les Zähringen d’abord, puis les Habsbourg, Kibourg, Lenzburg, Tierstein, Toggenborg, les maisons de Savoie, Neuchâtel, Neuchâtel-Aarberg, etc. Alliances familiales, conflits, marchandages territoriaux. La différence, évidemment, c’est que les magnats sont des bourgeois, et non des hauts lignages nobles comme au Moyen-Âge. Mais la trame reste féodale et dynastique : Ringier, Coninx-Supino, Lamunière étaient les trois dynasties dominantes, auxquelles les ‹ parvenus › Blocher et Tettamanti tentent de faire un peu de concurrence depuis peu, même si on leur met des bâtons dans les roues parce qu’ils sont anti-européens et que les dynasties de la presse sont eurolâtres ».

[#1] Almanach critique des médias sous la direction d’Olivier Cyran et Mehdi Ba, Éditions des Arènes, 2004, Paris.

[#2] info popcorn – Enquête au cœur des médias suisses par Christian Campiche et Richard Aschinger, Éditions Eclectica, 2010.


Petit tour de piste avec ces seigneurs de guerre médiatico-mercantiles

Pietro Supino

Né à Milan en 1965, Pietro Supino est le petit-fils du collectionneur d’art Werner Coninx, frère de l’éditeur éponyme du Tages-Anzeiger. Il a étudié à St-Gall et à la London School of Economics. Titulaire d’un brevet d’avocat, il a travaillé à l’étude Bär & Karrer à Zurich avant de rejoindre McKinsey dans cette même ville et d’y créer sa propre maison de conseil. En 1991 il rejoint le conseil d’administration de Tamedia et en devient le vice-président en 2002. Tamedia contrôle aujourd’hui une chaîne de journaux entre St-Gall et Genève, ce qui en fait le principal éditeur de Suisse. Depuis 2013, le groupe détient la totalité du capital du groupe romand Edipresse (24 Heures, Tribune de Genève, Le Matin, Bilan). Coté en Bourse, Tamedia a réalisé en 2012 un chiffre d’affaires de 1,06 milliard de francs et un bénéfice net de 152 millions.

Michael Ringier

Né en 1949 à Zofingen, Michael Ringier est le patriarche d’une dynastie d’éditeurs zurichois, propriétaires d’une myriade de journaux et revues en Suisse (Blick, L’Hebdo, L’Illustré) et à l’étranger. Il a fait ses études à St-Gall avant de pénétrer les coulisses du journalisme, en travaillant notamment à la rédaction économique du magazine Stern en Allemagne. En 1983, il rejoint le groupe familial en tant que responsable du marché allemand. Deux ans plus tard il accède à la direction. En 1991 il est nommé à la présidence du conseil d’administration et prend seul les rênes de l’entreprise dont le chiffre d’affaires en 2012 s’est élevé à 1,09 milliards de francs et le bénéfice net à 32,3 millions. Aujourd’hui Ringier fait de l’argent dans le divertissement, ce qui lui permet de financer ses danseuses dans les médias. Une exception qui marche bien dans ce dernier secteur : le gratuit Blick am Abend. Collectionneur d’art, Michaël Ringier vit au bord du lac de Zurich.

Philippe Hersant

Le plus secret des éditeurs de Suisse est le quatrième enfant de Robert Hersant, Citizen Kane de la presse française de l’après-guerre au point qu’on le surnomma le papivore. Né en 1957, il fait ses premières armes comme journaliste au sein des journaux du groupe paternel. À la mort de Robert Hersant, en 1996, Philippe hérite de la branche saine du groupe, réunie sous le label France-Antilles. Cette bannière flotte sur un grand nombre de journaux régionaux français. En 2001, Philippe Hersant s’installe en Suisse. Parallèlement, il entame un marathon qui le conduit à prendre successivement le contrôle des quotidiens L’Express et L’Impartial, La Côte, Le Nouvelliste et d’une télévision régionale, Léman Bleu à Genève. Lourdement endetté en France depuis le krach de 2008 qui a accéléré la chute de la publicité, le groupe ne publie pas son chiffre d’affaires. En Suisse où la situation est jugée suffisamment saine, Hersant n’a pas dit son dernier mot. On le sait hanté par l’idée de racheter le dernier grand quotidien indépendant de Suisse romande, La Liberté.

Alain Duménil

Né en 1949, Alain Duménil reprend en 1975 la société de courtage familiale à l’issue de sa formation HEC. Puis il fonde la Banque Duménil-Leblé avant de la revendre juste avant le krach de 1987. Ce pif le suivra dans les années 1990. Duménil se constitue un petit empire financier et immobilier. Dans la foulée, il tente une incursion dans le luxe mais se casse les dents. Sa société est liquidée en 2005, forçant le couturier Jean-Louis Scherrer à mettre la clé sous le paillasson. L’aventure lui vaudra une condamnation à un an et demi de prison avec sursis pour banqueroute. La mésaventure ne le décourage pas. En 2009, Duménil rachète 49% du quotidien L’Agefi au groupe de cliniques Genolier. En 2013, la presse annonce qu’il serait prêt à reprendre Le Temps. 465e fortune de France, selon l’encyclopédie en ligne wikipedia, Duménil se pique de culture comme le prouve le rachat du Théâtre de Paris puis celui des Éditions de l’Herne. Il crée aussi le prix littéraire le mieux doté en France.

Christoph Blocher

C’est le dernier venu sur la scène médiatique mais il a longuement médité son coup. Il a toujours manqué à Christoph Blocher un organe médiatique à la hauteur de ses ambitions politiques. La BaslerZeitung lui rend désormais ce service. Au printemps 2013, Blocher annonce qu’il reprend 20% des actions du quotidien bâlois par l’entremise d’une antenne zurichoise, la société financière Robinvest. Déjà proche de l’hebdomadaire Weltwoche, le milliardaire pourrait bien ne pas s’arrêter en si bon chemin. On lui prête des vues sur la NZZ.