La littérature, œuvre d’utilité publique

Numéro 40 – Décembre 2013

Nul n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui… On se plaint quelquefois des écrivains qui disent « moi »… Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! (Victor Hugo)[1]

On pourrait paraphraser ce que Karl Marx dit de la religion et l’appliquer à l’art : « [L’art] est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit. »[2] Cette modification de la phrase de Marx n’est pas de moi, nombreux sont les philosophes qui ont fait la substitution depuis cent soixante-dix ans qu’elle a été écrite.

Si cela est applicable à tous les arts, c’est particulièrement vrai de la littérature, qu’elle soit romanesque, théâtrale, historique, philosophique ou technique.

La littérature est la mémoire du monde, l’unique moyen que nous ayons de savoir ce que pensaient ceux qui sont venus avant nous. Elle est la voix des sans voix. C’est à travers elle que le savoir se répand, elle est le compte rendu permanent de la culture. Elle est un puissant moyen de communication. Elle est au service de tous.
L’analphabétisme n’est toujours pas éradiqué, l’illettrisme, conséquence d’une culture mal enseignée, est plus fréquent qu’on ne pense : pour ceux qui en sont victimes, cela signifie que l’accès à l’expression écrite et à la culture en général est limité. Mais dans le monde alphabétisé, chacun est à même de lire, chacun serait à même d’écrire, et nombreux sont ceux qui sont fascinés par les écrivains, ou qui aspirent eux-mêmes à en être un.

L’écrivain littéraire est investi du pouvoir d’informer et de faire rêver qui s’exprime souvent lorsqu’il rencontre son public : les lecteurs s’attendent à faire la connaissance de quelqu’un de tout à fait spécial. Cela est bien sûr illusoire, car à part la faculté de se concentrer sur certains problèmes, les écrivains sont des hommes et des femmes très ordinaires, qui font une œuvre que d’autres considèrent comme utile.

En fait, la littérature est le plus souvent le fruit de beaucoup de travail. L’inspiration est rare. Par contre, ce qui fait l’intérêt de la littérature ce sont l’observation, l’intuition, l’empathie, l’attention à une situation, à un mécanisme, à un sentiment, et la capacité de les décrire, de mettre en œuvre la pensée célèbre d’Arthur Rimbaud : « Je est un autre »[3].

Lorsque Shakespeare écrivait Hamlet, il ne savait probablement pas qu’il plongeait au plus profond de la conscience collective.

Au fond, être écrivain, c’est avoir accès à son propre inconscient, ce qui implique un accès à l’inconscient collectif, au passé sur lequel nous prospérons. Quelqu’un a inventé la roue pour nous, l’humanité peut en profiter et passer plus loin – avec, entre autres, l’aide des écrivains.

Lorsque Shakespeare écrivait Hamlet, il ne savait probablement pas qu’il plongeait au plus profond de la conscience collective, qu’il décrivait les rapports féodaux entre pères et fils dont les hommes de l’époque cherchaient à se libérer et montrait le prix à payer lorsqu’on n’était pas capable de rompre, lorsqu’on écoutait les fantômes du passé plutôt que la voix forte de la réalité présente et à venir.

Cette œuvre, qui depuis le jour où elle a été écrite a été un succès phénoménal (elle mettait dans le mille des préoccupations de la jeune génération du début du dix-septième siècle), a en quelque sorte pavé la route aux fils, les a exhortés à aller de l’avant, et on comprend en lisant la littérature qui l’entoure qu’Hamlet a aidé des générations entières.

Il en va de même, par exemple, pour des écrivains comme Victor Hugo écrivant Napoléon le Petit ou Les Misérables, ou pour Zola écrivant ce roman littéralement prophétique qu’est L’Argent.

En écrivant, ces écrivains font œuvre de salut public.

« L’artiste est la voix des opprimés, le regard des aveugles, l’oreille des sourds, et pour cette raison il devrait, lorsqu’il fait œuvre commune, être porté par la société, tout comme est portée la distribution de l’eau », disait Ettore Cella, comédien, metteur en scène et en onde, écrivain. Et il ajoutait : « Bien entendu, cela crée des obligations : son œuvre ne peut pas être gratuite. Il y a mille manières d’être “engagé ”, la meilleure en ce qui me concerne c’est de raconter une histoire en évitant de prêcher, de dépeindre une situation sans jamais ennuyer, de faire en sorte que le spectateur ou le lecteur sorte de là à la fois informé et satisfait. »[4]

En cela, il faisait écho au surréaliste Benjamin Péret, qui écrivait : « Le poète… doit sans cesse se lancer dans l’inconnu ; le pas qu’il fait la veille ne le dispense pas du pas du lendemain, puisque tout est à recommencer tous les jours, et ce qu’il a acquis à l’heure du sommeil est tombé en poussière à son réveil. Pour lui, il n’y a aucun placement de père de famille, mais le risque et l’aventure indéfiniment renouvelés. »[5]

La reconnaissance sociale de l’écrivain

Dans la société marchande, le destin de l’écrivain se complique, car le marché est indifférent aux intentions de ceux qui écrivent. Le livre n’y est plus le véhicule d’une pensée, mais une marchandise à écouler. Depuis un demi-siècle, l’évolution de l’édition a fait que les grands éditeurs sont souvent tombés aux mains de financiers qui exigeaient de leur « affaire » un rendement supérieur à celui qu’une maison qui édite normalement peut produire. Autrefois, des éditeurs publiaient un grand nombre de livres, et comptaient sur quelques best-sellers pour équilibrer le budget par rapport aux livres qui se vendaient moins bien. Cela leur permettait de prendre des risques, de lancer de jeunes écrivains inconnus, dont certains sont devenus des géants de la littérature – justement parce qu’un éditeur avait pris un risque avec eux. Les nouveaux éditeurs ne veulent plus entendre parler de risque : ils ne visent plus que les best-sellers. Le reste de la littérature produite sera publiée, avec de la chance, par quelque petit éditeur qui découvrira peut-être un best-seller que d’autres n’avaient pas su voir, tel Bloomsbury par exemple, publiant Harry Potter, rejeté par d’autres éditeurs.

Combien de « glorieux oubliés, talents abandonnés comme des sacs tombés au bord du chemin »[6] par cette méthode ! Les exceptions ne font que confirmer la règle : le livre est une marchandise et doit rapporter.

L’analphabétisme n’est toujours pas éradiqué, l’illettrisme, conséquence d’une culture mal enseignée.

Aux États-Unis, l’on trouve depuis longtemps des « usines » qui fabriquent des best-sellers sans prétention, mais conformes au goût du grand public qu’ils visent, par exemple la collection Arlequin. Tout un genre a surgi dans ce sillage, celui de la « Romance ». Conséquence positive, mais hélas mineure, de cette vaste opération de marketing : des écrivains très talentueux s’y sont intéressés, et la Romance est aujourd’hui un genre qui a produit, outre une masse de littérature de second ordre, un certain nombre de chefs-d’œuvre littéraires.

Cela dit, cela reste une industrie, et on voit la tendance se répandre en Europe.

Aussi, la menace souvent évoquée d’une « disparition du livre » ne vient pas tant du livre électronique que des pratiques des grands éditeurs commerciaux, qui laissent sur le carreau une grande partie de la production mondiale, dont personne ne pourra jamais prendre connaissance.

La production du livre est ainsi menacée, car la concurrence des fabricants de livres à la chaîne, qui peuvent se permettre un marketing bruyant et extensif, noie les petits, et en se répandant à travers le monde par des méthodes de conquête du marché dignes des plus grands produits de consommation courante, elle met en danger les littératures nationales, qui sont précieuses pour la culture, et qui doivent être aidées.

Il est étonnant que l’on ait reconnu en Europe la nécessité d’aider de façon conséquente le cinéma pour qu’il puisse résister à la concurrence de plus gros que lui, mais qu’on se soit contenté de petits gestes envers la littérature, qui est confrontée à un problème similaire. Or la littérature nationale de chaque pays a besoin d’être aidée à tous les niveaux : auteurs, éditeurs, libraires.

Qu’on ne nous parle pas ici de problèmes de budget : nos pays n’ont jamais de problème à trouver des sommes considérables pour aider la production lyrique – qui mérite et doit être aidée. Les crédits importants dégagés pour l’opéra prouvent cependant que les décisions sur les sommes à allouer ne sont pas des questions de budget, mais de volonté politique.

Pour un pays comme la Suisse, où la problématique est encore compliquée par la cohabitation de quatre langues nationales dans un espace et sur des marchés très restreints, l’aide publique à la littérature est indispensable : indispensable à l’auteur, car elle lui donne du temps pour écrire, ce qui rendra son œuvre encore meilleure, indispensable à l’éditeur, confronté à des dépenses croissantes sur un marché aux dimensions d’un mouchoir de poche, indispensable au libraire, souvent écrasé par la vente à bas prix, en grande surface, de best-sellers qui sont bradés en grande surface, qu’il ne peut vendre qu’à prix entier, et qu’il ne vendra par conséquent presque plus.

L’écrivain, le poète, « doit se lancer dans l’inconnu » (Péret). C’est une exigence artistique et un garant d’intégrité. Mais il ne peut pas se lancer dans un vide total. L’utilité de son activité et de la littérature en général doivent être reconnues, facilitées, récompensées : subventions publiques et mécénat sont pour elles l’air qu’elles respirent, cette bouffée d’oxygène qui lui permet de faire son travail : rendre compte des réalités sociales, de l’imaginaire collectif, de la vie en train de se vivre.

[#1] Victor Hugo, préface des Contemplations, 1856
[#2] Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction (Paris 1844)
[#3] Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
[#4] Ettore Cella, Entretien avec l’auteur, Zurich 2002
[#5] Benjamin Péret, Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, 1960
[#6] Félix Leclerc, Prière bohémienne, Félix Leclerc et sa guitare, 1959