La démocratie après la démocratie : Emmanuel Todd
Je lis Emmanuel Todd depuis longtemps, et j’ai constaté à maintes reprises que nous partageons au moins deux convictions : une foi active dans le pouvoir civilisateur de la culture, et une hostilité tout aussi active envers le pessimisme social (le « tout fout le camp » qui paralyse).
« Au cœur de la crise, nous devons identifier un effondrement des croyances collectives, et particulièrement de l’idée de nation. […] Ce que démontre abondamment l’histoire de l’humanité, c’est que l’individu n’est fort que si la collectivité est forte. […] C’est pourquoi le déclin des croyances collectives mène inexorablement à la chute de l’individu. Dans une telle ambiance peuvent émerger des dirigeants égarés, grégaires, mimétiques, assoiffés de reconnaissance plutôt que de réel pouvoir : simultanément incapables d’agir collectivement et d’exprimer des opinions individuelles. »
L’individu n’est fort que si la collectivité est forte
Ce texte, que l’on trouve à la fin de L’invention de l’Europe, date de 1998. Après la démocratie, le dernier livre d’Emmanuel Todd, qu’il a présenté récemment à Lausanne, reprend le propos en l’appliquant à une situation dépeinte avec une étonnante précision il y a dix ans, et qui se concrétise aujourd’hui.
Dans le débat qui a suivi son exposé de Lausanne, Emmanuel Todd a indigné quelques spectateurs en prônant la fin du libre-échange – les inégalités sur tous les plans sont encore trop fortes pour que les diverses parties du monde puissent véritablement concourir les unes avec les autres. Pour lui, le libre-échange est actuellement contre la démocratie. Il ne prône pas pour autant le protectionnisme « à la Suisse », le repli sur soi identitaire qui ne peut être que paralysant.
« Les conséquences actuelles du libre échange sont connues et mesurables. Conformément à la théorie que l’on trouvera dans n’importe quel manuel d’économie internationale, les inégalités augmentent. […] Disons simplement que l’unification du marché du travail et du capital aboutit à introduire dans chaque pays le niveau d’inégalité qui sévit à l’échelle mondiale. C’est pourquoi le libre-échange tend à créer, à l’intérieur des pays développés, des poches de pauvreté dignes du tiers-monde ; pourquoi aussi les riches du tiers-monde s’éloignent toujours plus, quant aux revenus, du gros de leur population. »
Mais alors, se demande Emmanuel Todd, puisque les inégalités sont aussi flagrantes, pourquoi la lutte des classes est-elle en panne ? Il conclut que « l’atomisation sociale et la narcissisation des comportements » sont en ce moment un obstacle fort à une telle lutte.
Todd reste optimiste.
Imaginons que les élites, redevenues de vraies élites, se décident à assumer leurs responsabilités sociales.
« La démocratie planétaire est une utopie. La réalité, c’est, à l’opposé, la menace d’une généralisation des dictatures. Si le libre-échange engendre un espace économique planétaire, la seule forme politique concevable à l’échelle mondiale est la « gouvernance », désignation pudique du système autoritaire en gestation. Mais pourquoi alors, puisqu’il existe un espace économique européen déjà bien intégré, ne pas élever la démocratie à son niveau ? Des institutions européennes existent déjà, dont il suffirait que les élites politiques responsables s’emparent pour réorienter l’économie dans un sens favorable aux peuples, et les réconcilier avec l’Europe. »
Et le cri du cœur ne tarde pas à suivre :
« Il s’agit d’échapper au cauchemar actuel : la chasse à la demande extérieure, la contraction indéfinie des salaires pour faire baisser les coûts de production, la baisse résultante de la demande intérieure, la chasse à la demande extérieure, etc. »
Et le livre se conclut sur un souhait, et sur un rêve :
« […] Un rêve pragmatique rempli, plutôt que de grands sentiments, d’une action concrète qui tienne compte de la réalité des rapports de force économiques en Europe. Imaginons que les élites françaises, redevenues de vraies élites, se décident à assumer leurs responsabilités sociales… »
L’instauration d’un protectionnisme régional (non pas pays par pays, mais groupe régional par groupe régional – l’Europe étant le plus important de ces groupes) « permettrait à toutes les sociétés qu’il abrite d’échapper dans la durée à la compression des salaires, à l’insuffisance de la demande et à la montée indéfinie des inégalités. Le sentiment d’asphyxie sociale qui mine la démocratie disparaîtrait. La dénonciation des élites perdrait son sens. La pression sur le suffrage universel cesserait avec la pression sur les salaires. Espaces économique et politique coïncideraient à nouveau. La forme politique ainsi créée serait d’un genre nouveau, impliquant des modifications institutionnelles complexes. Mais on peut affirmer que dans ce cas, et dans ce cas seulement, après la démocratie, ce serait la démocratie. »
Et en filigrane de toute la démonstration, il reste, comme une harmonie sous-jacente, la foi inébranlable d’Emmanuel Todd dans le pouvoir civilisateur de la culture.
Son optimisme est conditionnel, cependant. On ne peut pas continuer comme ça. La catastrophe est évitable – à condition d’agir, et de déplacer les valeurs : redonner la primauté aux valeurs culturelles, spirituelles au détriment de celles de l’argent.