Édito n°20, décembre 2008 – La culture « ambassadeur de l’âme publique »

Numéro 20 – Décembre 2008

Jusqu’à hier, on disait « prospérité à tout-va », et la réalité des choses était ainsi masquée. On a changé de vocabulaire. « Le casinotier à qui appartient l’entreprise X a licencié quatre cents personnes », lançait ce matin la radio, tout naturellement, dans le mael­ström des nouvelles. Or, le néologisme « casinotier » signifie en principe « exploitant d’un casino ». Mais on parlait en fait de l’activité d’un industriel. Ses employés étaient sans doute les jetons qu’on joue sur le tapis vert.

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Illustration © 2008, Bruno Racalbuto

Ainsi, arrivés au bord du désastre planétaire, nous sommes enfin conscients du fait que nous nous promenons sur un pont prêt à craquer à la moindre secousse : le capitalisme boursicoteur dont les acteurs fonctionnent comme des joueurs de casino a envahi jusqu’à nos mots, c’est-à-dire nos pensées. Or, pour lui, nous les humains ne sommes qu’un objet dont l’activité est utile uniquement dans la mesure où elle fait grimper le cours des actions. En tant que tels, nous ne comptons pas. Que les cours baissent, on nous élimine. Est-il encore temps, face à la gravité de la situation, de parler de culture ?

Non seulement il est temps – c’est le bon moment, car il est bien possible que des situations comme celle dans laquelle le monde se trouve actuellement soient, entre autres, le fruit d’un déficit de culture.

Parlant des gens de théâtre, acteurs culturels essentiels de son époque, Shakespeare disait (déjà) : « Traitez-les bien, car ils sont le résumé et la chronique de leur époque. » Et ailleurs, il les qualifie d’« ambassadeurs de l’âme publique ». C’est une définition qui s’applique à tous les domaines de la culture – le terme étant entendu au sens le plus large.

Or une confusion se produit souvent dans les esprits. En effet, nous tendons à voir la culture comme un simple passe-temps. Un domaine secondaire, qui ne saurait se confondre avec des occupations aussi « sérieuses » que d’aller, mettons, faire ses affaires à la Bourse.

Il est de fait que la plupart du temps nous consommons la culture pendant les loisirs que nous laissent d’autres travaux. Mais on ne peut en déduire pour autant que le produit culturel soit un accessoire sans rapport avec les affaires sérieuses.

De nombreux indices devraient au contraire nous inciter à comprendre l’importance de la culture. L’indice le plus évident est peut-être le fait que les acteurs culturels (artistes et diffu­seurs) sont tout en haut de la liste des gens à éliminer par les dictateurs qui arrivent au pouvoir. Ils sont une menace – leur rôle politique est tout autre que secondaire.

Et puis il y a le fait purement pratique de la valeur économique. Il est vrai que la production culturelle (l’art) a souvent besoin d’un coup de main préalable sous le nom de subventions. Mais, cela a été prouvé par maints calculs dans les disciplines les plus diverses, l’investissement préalable de l’État n’a que rarement été fait à fonds perdu. Dans certaines disciplines, l’État récupère, sous forme d’impôts et de taxes payés par les différents acteurs, de dépenses sociales des intéressés, d’activités économiques annexes, jusqu’au double de sa mise.

Sans compter le réflexe des investisseurs dans des crises comme la présente : l’art devient alors pour eux une valeur refuge – tout autre que secondaire, donc. Ces constatations s’appliquent tout autant à l’éducation, car c’est par là que commence toute culture. Lorsque, coincés par les difficultés économiques, les États coupent dans les dépenses, les premiers domaines auxquels ils s’attaquent sont, outre la santé, l’éducation et la culture.

Calcul à très courte vue – digne d’un joueur de casino ou d’un courtier à la petite semaine : l’investissement dans l’éducation est en fait une véritable avance sur recettes. C’est en disposant d’un réservoir de citoyens solidement instruits (spécialisés, même) qu’un pays peut aujourd’hui prospérer durablement. Une culture solide leur permettra de comprendre que l’appréhension purement financière du monde vole à la grande majorité d’entre nous, à plus ou moins brève échéance, bien-être et futur.

Une formation solide permettra au citoyen de comprendre que les grands financiers du monde gèrent les fruits du travail humain (transformé en titres financiers) à leur seul profit, sans se préoccuper de ceux qui devraient être leurs clients.

Une formation solide leur permettra d’y remédier.
Ce sont ces citoyens, dont l’éducation – la culture – sera enfin à la hauteur des enjeux mondiaux auxquels nous sommes confrontés, qui changeront les règles et feront en sorte que le mal n’empire pas, qu’il ne se transforme pas en catastrophe pour l’humanité entière.

On ne peut que souscrire aux conclusions que tire un groupe autour du cinéaste Jean-Jacques Annaud :
« La culture est une promesse de richesses, une source d’attractivité(s), d’emplois, un rêve tangible. C’est une priorité pour qui sait enfin ouvrir les yeux, voir et comprendre que dans la fureur du monde, l’harmonie qu’elle diffuse et le progrès qu’elle génère sont des valeurs plus puissantes que les jeux d’écriture financière aux improvisations tragiques et à la ‹ poésie › mortifère… La culture n’est pas un opium, un luxe, une futilité. Elle est un réflexe lucide, une performance orchestrée. »[1]


[#1] Face à la crise, vive la culture, Le Monde, rubrique Débats, 15.11.2008