Jamais un coup de dés n’abolira le hasard

Numéro 20 – Décembre 2008

Le monde a beau être surpris, paniqué par les crises de la finance, comme si elles arrivaient tels des coups de tonnerre dans un ciel bleu. En fait, il s’agit d’un mécanisme répétitif, inhérent au système financier dans lequel nous vivons. Cela fait longtemps que les méfaits de la Bourse sont décrits en littérature.

Georges Darien

Prenons par exemple Georges Darien. En 1897, il écrivait :
« La Bourse est une institution, comme l’Église, comme la Caserne ; on ne saurait donc la décrier sans se poser en perturbateur. Les charlatans qui y règnent sont d’abominables gredins ; mais il est impossible d’en dire du mal, tellement leurs dupes les dépassent en infamie. Le jeu [en bourse] est une tentative à laquelle on se livre afin d’avoir quelque chose pour rien… »

Et plus loin :
« Quand on pense […] que ces papiers représentent autant d’argent, autant de travail, autant de misère !… Mais vous ne vous souciez guère de cela. Vous n’êtes pas sentimentaux. Vous volez tout le monde, et allez donc !, au hasard de la fourchette. Il doit y avoir cependant de l’argent bien répugnant, même à voler… Eh bien !, mes amis, ces papiers représentent autre chose encore ; ils représentent notre univers civilisé. Le monde actuel, voyez-vous, du petit au grand, c’est une Société anonyme. Des actionnaires ignorants et dupés ; des conseils d’administration qui se croisent les bras et émargent ; des hommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi ; et toutes les ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par des mains occultes… »

Et enfin, leçon de ces observations :
« Il n’y a qu’une opinion publique, voyez-vous : c’est celle de la Bourse ; elle donne sa cote tous les jours. Lisez-la en faisant votre compte, même si vous revenez du bagne. Vous saurez ce qu’on pense de vous. »[1]

Michael Ridpath

Un siècle plus tard, Michael Ridpath, courtier au Stock Exchange de Londres devenu écrivain, ne dit pas autre chose dans son roman The Marketmaker (« Le faiseur de marchés ») :
« – J’espère que tu comprends mieux les marchés que tu ne comprenais Platon.»
– C’est exactement la même chose. Des ombres sur la paroi d’une caverne. Tu t’en apercevras vite. »

Un autre des romans de Michel Ridpath, Trading Reality (« Le courtage de la réalité »), commence ainsi :
« Il n’a pas fallu grand-chose pour faire disparaître vingt milliards de dollars du marché obligataire. Une petite phrase a suffi. Quelques mots transmis simultanément sur tous les écrans de toutes les salles de transactions du monde :
‹ 12 avril. 14.46 GMT
Le président de la banque fédéral Alan Greenspan avertit que les taux d’intérêt américains sont ‘anormalement bas’ et seront augmentés incessamment. ›
Dans la salle des transactions, l’annonce a été accueillie par des cris qui allaient d’hystériques : ‹ Nom de Dieu, t’as vu ça ? › à de colériques ‹ À quoi ils jouent ? ›, en passant par de sourds :
‹ Ah ! Merde ! ›
Je me suis pris la tête dans les mains et j’ai compté jusqu’à dix. J’ai levé les yeux. Le message était toujours là.
Et c’était la panique.
Les gens s’égosillaient dans les téléphones, s’injuriaient mutuellement. Étienne, chef des échanges de Harrison Frères, mon patron, hurlait au responsable des opérations à terme, les ‹ futures ›, de vendre tout ce qu’il pouvait à n’importe quel prix. Les téléphones clignotaient au point qu’on se serait cru dans une disco, c’étaient les clients qui appelaient pour qu’on vende, vende, vende. Les vendeurs couvraient leur micro de la main, et hélaient leurs courtiers pour savoir combien ils donneraient pour les titres de leurs clients. Les courtiers n’étaient pas intéressés. Ils fallait d’abord qu’ils s’occupent de leurs propres positions. […]
‹ Combien avons-nous perdu ? ›
J’ai consulté mes écrans. La panique initiale se transformait en débâcle. Les titres du Trésor américain à trente-trois ans, appelés ‹ long bonds ›, avaient déjà perdu deux points. J’ai regardé du côté de Greg, notre spécialiste en bons du Trésor. Je savais qu’il avait pour cent vingt millions de dollars de ces long bonds. Il téléphonait avec frénésie ; il tentait de vendre une partie de ses titres à d’autres courtiers. Les titres allemands, français et britanniques étaient aussi en chute libre. Pas de doute, le marché avait été surpris.
‹ Nous avons perdu 2 millions quatre cent mille dollars depuis le pointage d’hier soir ›, a dit Ed.
Deux millions quatre ! Presque deux mois de bénéfice partis en dix minutes. »[2]

Fedor Dostoïewski

En lisant de telles descriptions, on pense à un célèbre passage de Dostoïewski – ses descriptions du joueur ne sont pas loin de celles du boursicoteur :
« Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh ! j’ai le pressentiment, – et il n’en peut être autrement… J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah ! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu ! Mais qui m’empêche de me sauver ? De la raison, de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important…
Ah ! oui ! j’ai eu du caractère, cette fois… ! J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…
[…] Je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. ‹ J’ai donc de quoi dîner ›, pensai-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur ‹ manque ›, et vraiment il y a quelque chose de particulier en ceci : un homme seul, loin de son pays natal, loin de ses amis, sans savoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin, le dernier des derniers ! J’ai gagné, et, vingt minutes après, je sortais avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est un fait ! Voilà mon dernier florin ! Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage ? »[3]

Le temps présent

Une petite recherche permet de constater que l’utilisation de parallèles entre bourse et jeu de hasard se multiplie depuis quelque temps. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

Remarquons d’abord qu’au simple niveau du vocabulaire, des associations, le langage du casino revient en force dans de nombreux domaines ; on voit resurgir dans les journaux ou à la radio le néologisme « casinotier », par exemple, créé vers 1980 pour signifier propriétaire de casino ; mais cette fois, il est appliqué aux industriels qui déposent leurs bilans ou qui délocalisent.

Autre exemple, tiré d’un hommage à Alexandre Soljenitsyne, au cours duquel André Glücksman a prononcé un discours.
« Des esprits éclairés ont compris que la possession n’était pas une fin en soi, qu’elle devait être subordonnée à des principes supérieurs. […] Sinon, elle gâche la vie humaine, devient prétexte à âpreté et instrument de l’oppression d’autrui », lançait-il dans son discours au Liechtenstein, l’un des « pays coffres-forts » de cette « économie-casino » qui sacrifie l’être à l’avoir. »[4]
Et il est intéressant de constater que l’usage de l’image du casino ne se limite pas aux discours sur la Bourse.

Voici un exemple tiré de considération sur les livres.« Ces éditeurs savent bien que les goûts du grand public sont variables, changeants, impossibles à deviner même en lisant dans le marc de café. Que font-ils ? Je ferai comme eux. Ils jouent au casino. Ils mettent sur le tapis vert des librairies le plus grand nombre de titres, comme un joueur jette le pus grand nombre de plaques, la roue tourne, la boule du public choisit Gavalda, Nothomb, Levi, alors ? Les éditeurs se disent tous que statistiquement, comme dans un casino, ils pourront rafler la mise avec un seul livre qui marche. »[5]

Ce ne sont ici que quelques exemples, auxquels le lecteur peut sans doute ajouter les siens propres.
De là à se dire que notre vie tout entière est régie par des spéculations, que ceux qui gèrent l’argent des citoyens du monde ont oublié de travailler pour les hommes et les femmes qui leur ont confié cette responsabilité, il n’y a qu’un pas. Les spéculateurs n’œuvrent que pour faire fructi­fier, à coups de dés, un argent qui s’accumulera dans les coffres, dans les comptes secrets, ou qui repartira dans des opérations spéculatives où l’on mise et l’on perd en quelques instants, comme le joueur de Dostoïewski, comme le narrateur de Michel Ridpath – l’argent des autres.
On est loin des « jeux d’argent pour le bien commun ».
Car ce que tous ceux qui veulent mettre en place du solide sur la base de spéculations ne tiennent pas compte d’un facteur qu’a si bien reconnu le poète Stéphane Mallarmé : on ne peut jamais tabler sur ce genre d’incertitudes, car « jamais un coup de dés n’abolira le hasard ».


Face à la crise, vive la culture…

Dans le chaos financier actuel, l’œuvre d’art offre un repère vital et un investissement d’avenir.
Tous les diseurs de bonne aventure économique et financière devraient descendre de leur superbe et de leur mépris, en comprenant enfin qu’avant d’être une dépense, une extravagance ou le caprice du prince, la culture est notre stratégie, notre trésor de guerre, notre nouvelle frontière. Face à la myopie, à la caricature et à la choquante désinvolture, rétablissons la vérité. Osons montrer le réel. Chiffrons l’inchiffrable, sans tout financiariser pour autant. Décrétons l’urgence. Garantissons par-là même notre survie, notre épopée, notre renaissance. Notre avenir concret. Aujourd’hui et demain.
Le Monde, Rubrique Débats, 15 novembre 2008


[#1] Georges Darien, Le Voleur, 1896, disponible en collection Folio Classique Gallimard, Paris

[#2] Michael Ridpath, The Marketmaker, Londres 1998, et Trading Reality, Londres, 1996 (passages traduits par Anne Cuneo). On peut également lire, par exemple, les romans de Stephen Frey, qui dirige une banque de gestion. Ils se déroulent le plus souvent dans les milieux de la bourse ; quelques-uns sont traduits en français.

[#3] F. Dostoïewski, Le Joueur, traduit par E. Helpérine, Paris, 2003

[#4] Cité par Daniel Riot dans Relatio Europe, août 2008

[#5] Stéphane Schatterman, La République des livres, juillet 2008