Le Schauspielhaus de Zürich en première ligne

Numéro 21 – Mars 2009

Selon certains lieux communs, la culture, ce serait ce à quoi on s’adonne si on a le temps, si le travail « sérieux » laisse des loisirs. En fait, la culture est aussi importante, dans l’échelle des valeurs individuelles, que le pain. On l’oublie régulièrement. Voici le rappel d’un temps où, pour la classe politique autant que pour le public, la culture était un facteur essentiel de défense : elle était une arme.

Deux événements concomitants ont secoué Zürich en 1938 : à l’extérieur, en mars, Hitler a marché sur Vienne, où il est entré sans résistance. L’Allemagne a annexé l’Autriche selon le « principe » du Grand Reich : les Germanophones européens devaient être réunis sous une même bannière. Et à l’intérieur, le directeur du Schauspielhaus, alors théâtre privé, a pris sa retraite et a vendu son théâtre. Cette conjonction a créé à Zürich une situation qu’on pourrait qualifier de crise internationale.

Car depuis la prise de pouvoir d’Hitler et la mise sous tutelle des théâtres allemands par les nazis, tous les comédiens, metteurs en scène, techniciens qui n’étaient pas d’accord – et beaucoup d’entre eux étaient juifs –, avaient fui. Certains avaient passé en Autriche. Nombreux, ils s’étaient retrouvés en Suisse, entre Bâle et Zürich. Lorsqu’en 1938 l’Autriche a été annexée, ils sont arrivés encore plus nombreux en Suisse. Le Schauspielhaus, ce théâtre de province, devenait une des plus grandes scènes d’Europe – et il était indépendant des nazis.

Deux questions se sont posées aux Zürichois : théâtre public ou théâtre privé ? Et qui serait le directeur ?
La solution adoptée a été la constitution d’une société anonyme (plus symbolique qu’autre chose), qui recevrait des subsides de la ville, dont tous les actionnaires seraient suisses. Et on a trouvé un directeur suisse à la réputation internationale, qui a dirigé le théâtre avec compétence jusqu’en 1962, le bâlois Oskar Wälterlin.

Vive la liberté. Et si elle survit, nous pourrons mourrir tranquilles. (Goethe)

L’historien Werner Mittelzwei écrit :
« Pour les autorités culturelles du IIIe Reich, le choix d’un nouveau directeur pour le Schauspielhaus était de la première importance. […] On espérait que cet ensemble d’émigrés politiques serait enfin dispersé. » Et il raconte comment les journaux à tendance fasciste incitaient le public a exiger que le Schauspielhaus (« ce nid de juifs et de communistes ») devienne « un théâtre de variétés pour troupes itinérantes, ou un cinéma ». Goebbels avait envoyé un émissaire à Zürich tout exprès pour tenter d’influer sur le destin de ce théâtre. Cette démarche a eu pour résultat de faire prendre conscience aux autorités qu’il était temps de prendre les choses en main[1].

Après tout, la Suisse alémanique aurait pu être envahie d’un jour à l’autre, au nom de la grande nation germanophone. Le Conseil fédéral en était parfaitement conscient : « Nous repoussons énergiquement toute théorie selon laquelle les frontières politiques d’un État devraient coïncider avec celles de son territoire linguistique. »[2] Traduction : « Nous ferons tout pour que la Suisse alémanique ne soit pas annexée par Hitler. »

Le théâtre est encore aujourd’hui révolution

Le Conseil communal a débattu pendant des jours : acheter le théâtre ? Le financer ? Tous les milieux s’en sont mêlés. Donnons ici un extrait de l’article paru dans la revue Zürcher Student (« L’Étudiant zurichois »). Il est d’un obscur étudiant en architecture nommé Max Frisch.

« Nous ne voulons ni d’une grosse caisse publicitaire, ni d’une Salle des fêtes ; […] Bien entendu, personne ne souhaite voir fleurir le chauvinisme, au contraire, nous attendons de notre théâtre qu’il reste de niveau européen. Mais le choix du programme doit être en mains suisses, sans ambiguïté, pour que nous n’ayons à craindre aucun ennemi culturel, pour que notre ville ne découvre pas un jour en son sein un cheval de Troie ! Si on ne trouve pas d’argent suisse pour louer ou acheter [le Schauspielhaus], il n’y a que deux possibilités : ou il est repris par la Commune, ou il n’existe plus, car nous ne voulons pas d’un théâtre étranger, et nous disons clairement que nous nous battrons pour cela. […] Il est exclu que nous hébergions une plate-forme où s’agiteraient des idées qui nous sont étrangères, ou qui entreraient en conflit avec les nôtres. Nous voulons un théâtre au service de l’art, non soumis à un bloc européen, un théâtre dont le caractère helvétique sera hors de doute. Si nous n’avons pas cela, mieux vaut ne rien avoir. »[3]

Cette attitude fait écho à de nombreuses interventions. Certains avaient vu le danger très tôt, tel le conseiller national Hauser (19 juin 1935) :
« Le régime fasciste des pays voisins oblige les travailleurs intellectuels de Suisse, soit à sacrifier leurs idées démocratiques, soit à renoncer à répandre leurs œuvres dans ces pays. L’échange des idées, qui assurait jusqu’ici l’indépendance spirituelle de la Suisse, fait place à une propagande fasciste officielle, absolument unilatérale. Elle se sert de la littérature, du théâtre, du film, de la radio. »[4]

Et peu après l’article de Max Frisch, et en partie à cause de ce qui se passait au Schauspielhaus, le Conseil fédéral publiait son célèbre message sur la défense spirituelle de la Suisse. Plus tard, on a considéré que c’était un texte ringard et conservateur (essentiellement à cause de la manière dont on s’est servi du concept de « défense spirituelle » qu’il définit pour justifier la censure), mais il n’est pas inutile de le replacer dans son contexte, pour ne pas courir le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. Sur le moment, il a été décisif, et ses maladresses ne doivent pas en occulter l’importance. Il martèle l’importance vitale de tous les arts, cinéma et radio compris, pour la défense du pays.[5]

Quelques passages :
« La Suisse a dû prendre au cours de ces dernières années, pour sa défense militaire et économique, des mesures d’une ampleur auparavant méconnue. Cependant, les milieux les plus divers reconnaissent qu’il n’est plus possible de s’en tenir à cette seule défense. La presse, des associations, des assemblées, discutent avec passion la nécessité d’une défense spirituelle du pays. De tous côtés, des voix s’élèvent pour demander la mobilisation de nos forces intellectuelles, artistiques et morales, qui doivent s’employer à lutter pour l’indépendance de notre État. »[6]

Et plus loin : « Il est illusoire de vouloir empêcher par de simples mesures défensives et négatives la propagande étrangère dans notre pays, en tant qu’elle représente des idées contraires à notre esprit national. Elle dispose de moyens si nombreux – pensons à la radio, au cinéma, à la littérature – que nous ne réussirons jamais à la juguler complètement. » Que suggère le Conseil fédéral pour pallier cela ? « […] comme l’État suisse est né et vit de la singularité de notre vision du monde et de notre culture, lesquels n’ont trouvé que leur expression politique dans la forme de cet État, nous devons, avant tout, mobiliser les forces intellectuelles et morales de notre pays pour les faire servir à cette grande œuvre de défense et de propagande : maintenir l’esprit helvétique non pas par des mesures défensives et négatives, mais par l’action créatrice. »[7]

Et cette action créatrice a été prise on ne peut plus au sérieux par la Suisse menacée d’invasion, et en particulier par la Suisse alémanique menacée d’annexion. Elle a pris des formes culturelles originales. Sans parler du cinéma alémanique, qui a atteint là son premier apogée, les théâtres et les cabarets ont fleuri, insolents, farouchement antifascistes. Quant au Schauspielhaus, le spectacle était sans ambiguïté. Les derniers survivants de l’époque se souviennent avec émotion de la mise en scène faite par Leopold Lindtberg du Goetz Von Berlichingen de Goethe. Au moment où Goetz dit : « Vive la liberté. Et si elle survit, nous pourrons mourir tranquilles », les salles ovationnaient debout. Lorsque Oskar Wälterlin mettait en scène un Guillaume Tell sans aucune agressivité, défendant ses droits avec calme, sûr d’avoir raison, les salles en larmes, debout poing levé, criaient : « Liberté ! Liberté ! Liberté ! »

Le compositeur Rolf Liebermann, qui a vécu cette époque racontait : « Lorsque la censure menaçait […] Oskar Wälterlin allait voir le Général [Guisan]. Il avait été élu par le Conseil national et avait plus de pouvoir que le Conseil fédéral. Il nous a toujours soutenus. Wälterlin lui disait : « On a de nouveau eu des difficultés, l’Ambassade d’Allemagne est intervenue une fois de plus et Berne a la trouille », le général répondait : « Ne vous faites pas de souci, et ne changez surtout rien. » Et il a inventé l’idée de la défense spirituelle. Sous l’égide de la défense spirituelle, tout était possible. »[8]

L’importance vitale de tous les arts, cinéma et radio compris, pour la défense du pays

Et le général a toujours pris le temps d’envoyer des lettres de félicitations aux troupes théâtrales, même petites, il allait assister aux premières des films – il marquait par sa présence l’importance de la culture.

La « défense spirituelle » allait être utilisée de manière abusive par les milieux les plus conservateurs (et notamment par ceux qui trouvaient que le régime nazi avait du bon) pour tenter de cacher à la population certaines réalités – les camps de concentration, par exemple. Et même après la guerre, cette « défense » a été mise de façon abusive en œuvre pour l’anticommunisme primaire qui n’était qu’une peur de toute idée nouvelle.

Mais pour la Suisse (et plus particulièrement la Suisse alémanique) en guerre, elle a aussi représenté une sorte de parapluie sous lequel on s’abritait pour lancer des « projectiles » artistiques qui proclamaient la résistance et l’indépendance.

C’est ainsi qu’Oskar Wälterlin, un grand artiste qui s’est trouvé au premier rang de cette bataille de l’esprit voyait en tout cas les choses :« Lorsque la guerre a fait rage, et que notre théâtre a fini par être la dernière scène indépendante de langue allemande, lorsque nos spectateurs y ont cherché des réponses à leur questionnement spirituel, nous avons changé de cap. Nous avions le devoir véritablement suisse de redéfinir une neutralité active et constructive. Le choix d’œuvres de la littérature mondiale illustrant la lutte de l’homme contre l’oppression était toujours en rapport direct avec le quotidien, pour que le spectateur comprenne pourquoi la pièce avait été choisie : afin de lui permettre de projeter sur son présent le passé lointain […] Nous savons que notre portée était relativement limitée. Mais nous savons aussi que nous avons réussi à lui donner de l’importance avec l’aide d’une brochette de créateurs venus d’ailleurs, et qui ont échappé chez nous à la destruction.
Le théâtre est aujourd’hui encore révolution. »[9]


[#1] Werner Mittenzwei, Das Zürcher Schauspielhaus, Berlin 1979

[#2]
in Feuille fédérale, n°50/1938 (vol. II), p. 1010

[#3] Max Frisch : Ist Kultur eine Privatsache ? (La culture est-elle une affaire privée ?), 1938, in Gesammelte Werke, vol. 1, p. 98

[#4]
Cité in Message du Conseil fédéral du 9.12.1938, Feuille fédérale, n°50/1938 (Vol. II), p. 1002

[#5]
Comme c’est souvent le cas pour les textes fédéraux de l’époque, le français est bien une traduction de l’allemand,mais il n’est pas identique, et les formulations y sont politiquement plus ambiguës qu’en allemand.

[#6]
ibid, p. 1001

[#7]
ibid, p. 1011–1012

[#8]
Propos recueillis par Volker Skierka, in Revue Merian n°1/1997, p. 54

[#9]
O. Wälterlin, Verantwortung des Theaters (Responsabilité du théâtre), Berlin 1947