Le Travelling schizophrénique de Monsieur K.

Numéro 40 – Décembre 2013

La culture est-elle privée ou publique ? Suivons Monsieur K., qui s’est toujours cru bien chez lui dans sa propre tête, et qui serait bien déçu d’apprendre qu’il n’est de loin pas l’unique détenteur de ce qui y circule.

Monsieur K., qui est un homme de haute stature et de haute culture, et qui porte insolemment une e-cigarette à la bouche, avait rendez-vous tout à l’heure dans une salle de conférence d’une annexe du Palais pour une commission chargée de la propriété intellectuelle. Comme tout bon citoyen de ce pays, Monsieur K. éprouve une sainte horreur de tout ce qui est le bien commun, rien que le mot « public » exhale pour lui les flammes de l’enfer totalitariste.

« Tout ce qui m’entoure, des ascenseurs aux ordinateurs, m’appartient à moi aussi, en tant qu’individu privé, dans une proportion minuscule il est vrai, puisque je suis citoyen de ce pays », se dit-il en observant ces lieux incarnant l’État.

Ainsi rassuré, il se retrouve dans la rue, avec pour prochain objectif de se procurer un certain nombre d’ouvrages contenant des idées privées que lui-même, être privé s’il en est, devra digérer pour en livrer un condensé dont, en fin de compte, quelques experts et autres ingénieurs tireront des formules destinées à modifier les règles qui régissent le sacro-saint domaine de la protection des brevets, soit la privatisation de tout ce qu’il est possible de privatiser dans ce pays. Il en attend en retour quelques rectangles de papier publics, des billets dont l’impression très strictement réglementée, est tout de même confiée à des entreprises privées, et qui permettront à Monsieur K. de remplir ses besoins privés, moins strictement réglementés.

S’éloignant du Palais, Monsieur K. entre dans une grande librairie. Certains ouvrages ont été écrits par des auteurs qui occupent une fonction qui – pour être publique – leur laisse néanmoins du temps et de l’énergie pour exprimer leur créativité privée. D’autres sont l’œuvre de véritables usines à anticiper les émotions privées. Quand ces émotions privées s’accumulent, on parle de succès public.

Si l’aide au livre est déficiente en Suisse, le journalisme imprimé souffre d’une encore plus grande absence d’aide publique.

Il va droit à son but : la tablette qui lui permettra désormais d’accéder au monde numérique. Monsieur K. a bouclé la boucle. Tout adorateur du privé soit-il, il sait qu’il va avoir accès à toutes sortes de créations privées, devenant d’un coup publiques. Sur le numérique, la gratuité ou le piratage transforment ipso facto le privé en public.

Inaugurant sa tablette, Monsieur K. s’empresse de placer ses photos de famille sur son réseau social, heureux de pouvoir livrer son intimité à la vue de tous ses compagnons de réseau. En envahissant le domaine public, le privé atteint le point de rupture de sa propre négation. La double personnalité de Monsieur K. implose, par le choc de ses particules privées et de ses particules publiques.

Les trois cercles du domaine public

Monsieur K. vient de comprendre à ses dépens que la séparation entre le privé et le public tient de la schizophrénie. L’État incarne le service public « pur », porté par des fonctionnaires entièrement dévoués à une activité que nul autre dans la société n’est censé accomplir : perception fiscale, police, prisons, etc.

Dans un second cercle, beaucoup plus large, sous le terme de « service public » (de la poste aux hôpitaux en passant par les écoles, les transports publics, etc.) on retrouve une activité qui n’est pas forcément exclusive, mais qui remplit un cahier des charges à dimension politico-sociale ; la rentabilité économique seule ne peut être invoquée pour sa gestion, même si une partie de celle-ci est déléguée à des privés.

Enfin, en s’éloignant encore un peu plus du noyau dur, on rencontre l’utilité publique ou sociale, ou même économique. Ces activités peuvent être entièrement accomplies par des privés, mais faire, de manière très variable et très différenciée, l’objet d’un soutien public, par l’État ou par des institutions censées soutenir le bien commun, voire même par des privés jouant un rôle de bienfaiteur ou mécène.

C’est le cas des fondations, c’est aussi celui des loteries, confirmé récemment par les dix ans de lutte politique que nous avons menée dans l’association CultureEnJeu, et qui s’est conclu l’an dernier par une victoire : l’obtention d’une protection des loteries « publiques » dans la Constitution, en échange de l’obligation faite aux loteries suisses d’octroyer intégralement leurs bénéfices à l’utilité publique.

Loin de là cependant de considérer la culture dans son ensemble comme un service public du « deuxième cercle ». La création des livres, des films, des musiques, etc., sous peine de succomber au contrôle étatique que redoute tant Monsieur K., doit rester d’initiative privée. Ce n’est qu’en cours de fabrication qu’elle peut bénéficier d’une aide publique filtrée. En quoi consiste ce filtre, c’est une science à part entière, et fort peu scientifique, sur laquelle on laissera Monsieur K. méditer.

Le Livre et le Journal

Si l’aide au livre est déficiente en Suisse (comparée aux autres domaines que sont la musique classique et l’opéra, le théâtre et la danse, le cinéma notamment), il est un domaine, le journalisme imprimé, qui souffre d’une encore plus grande absence d’aide publique, alors que son utilité sociale n’est pas moins grande que celle du livre, et alors que les supports audio et audiovisuels de cette même activité sont fortement soutenus par le biais de la fiscalité (ce qu’est en fin de compte la redevance SSR).

Il est très urgent de combler cette lacune, particulièrement en Suisse romande où la presse écrite rétrécit violemment sous les divers lavages que ses propriétaires privés lui imposent, au fil du Temps

Il ne s’agit non pas de subventionner des journaux qui doivent rester d’initiative privée, garants en cela de la diversité d’opinion et de la diversité culturelle, mais de soutenir la plus-value qualitative et culturelle apportée au contenu des journaux par des rédacteurs indépendants audacieux, talentueux, persévérants. La formule n’est pas totalement nouvelle (Le Courrier y fait notamment appel), mais il s’agit de lui donner plus d’ampleur, à l’échelle de toute la Suisse romande, et de la destiner à tous les titres.

Les dix ans de lutte politique que nous avons menée dans l’association CultureEnJeu pour les loteries.

Ce sont les journalistes, sur la base de leurs projets d’articles, d’enquêtes, etc., qui participeraient à un concours permanent de projets – dont les éditeurs de la presse écrite bénéficieraient eux aussi, mais de manière indirecte –, sous la forme de contenu rédactionnel à valeur ajoutée, et, grâce à cette subvention, plus accessible.

Inspiré de l’aide au cinéma, qui a largement fait ses preuves, ce type d’aide renforcerait les créateurs de contenu. C’est une aide publique qui favorise la liberté individuelle et donc la formation libre d’une opinion. Monsieur K. devrait donc y trouver lui aussi son compte.

Un projet qui se distingue nettement des réformes d’aide à la presse destinées directement aux éditeurs, dont les effets sur le contenu rédactionnel seraient bien difficiles à mesurer, et qui contribueraient à affaiblir encore le pot de terre du « journaliste » confronté au pot de fer de l’« éditeur ».

La Presse et l’Audiovisuel

Il serait peut-être opportun de profiter de joindre ce projet d’aide à la création journalistique à la grande offensive qui débute dans la branche audiovisuelle suisse pour négocier un « pacte audiovisuel n°2 » qui lie depuis 1996 les producteurs-réalisateurs indépendants à la SSR[1].

Le nouveau Pacte ne sera plus limité à la SSR, mais englobera tous les bénéficiaires de la redevance, et donc les TV locales, en mettant à contribution non plus seulement la SSR, mais aussi Swisscom et les ressources économisées par l’Office Fédéral de la Communication (OFCOM) sur la fin d’une perception séparée de la redevance par une entreprise… privée (Billag). Ces importants moyens permettront à toutes ces chaînes de financer des productions de contenu audiovisuel (et donc aussi journalistique) indépendants. Swisscom, dont l’actionnaire principal est la Confédération, devrait être considérée dans sa dimension d’utilité publique – alors que le tour de passe-passe de sa « privatisation » a largement réussi à la faire passer pour une entreprise « privée », ce qu’elle n’est pas.

L’État incarne le service public « pur » que nul autre dans la société n’est censé accomplir.

Dans le même sens, les principaux transporteurs de contenu (éditeurs de journaux, câblo-opérateurs, moteurs de recherche, plate­formes de contenu numérique bien au-delà de la vieille radio-TV) devraient être, tendanciellement, considérés comme des entreprises remplissant de très larges besoins économiques, sociaux et culturels. En échange de leurs rentes quasi-monopolistiques, ces entreprises devraient s’engager à respecter un cahier des charges contraignant, permettant notamment de soutenir la création de contenus diversifiés et créés localement sur tous les supports accessibles au grand public à des prix modiques.

[#1] Texte qu’on peut se procurer sur simple demande à info@cineforom.ch