Illustration: Olga Prader

La ferraille et la fougère

Numéro 69 – Mars 2021

L’écologie, la culture et leurs relations. Ce thème visite aujourd’hui ce magazine. Et j’y lance un récit de vieil enfant — moi. Dont l’environnement naturel autour de la maison familiale aura façonné la culture, quels qu’aient été ses enrichissements ultérieurs. Mais je précise : quand j’écris culture, je n’évoque pas celle qu’on envisage comme un moyen de diversion collective à l’usage des populations émiettées par la pandémie coronavirale en cours. Ou celle qu’on définit comme un corpus de références à la disposition de ses entrepreneurs et de ses commentateurs. Ou celle qu’on décrit comme un apport économique agrémenté de nuitées festivalières.

Non. J’évoque la culture enfouie dans les êtres et muette en apparence. Celle qui travaille leur sous-sol, comme par effet d’imprégnation. Celle qui devient l’instinct de leur présence au monde. Celle qui, mise en action, peut masser le corps social en douceur et le transformer. Se manifester comme un aiguisoir de la sensibilité. Devenir un moyen pour chacun de se connaître au sein de ses congénères. L’inviter à la distanciation mentale et donc à l’autocritique. Et plus tard, catalyser la grande conversation possible au sein des communautés humaines. Et pour finir, inspirer les contestations publiques indispensables à la démocratie.

La culture, en somme, qui concourt au « développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés », selon Le Petit Robert. Et fondée sur quoi, cette culture-là ? Par les observations que tu peux accomplir dès ton âge de cinq ans, ou de dix, ou de quinze ou même de vingt. En t’approchant de ces instances prodigieuses que sont l’herbe des champs, les oiseaux dans leur espace, les animaux sauvages dans leurs territoires et les forêts infinies. Pas pour emmagasiner leur souvenir dans ta mémoire à la façon d’un paradis perdu tout rayonnant de nostalgie ! Non. Pour qu’elles te rappellent sans relâche, jusqu’à la fin de ta propre trajectoire existentielle, quelques principes et quelques processus insignes. Et quelques devoirs. Consistant à conjecturer jusqu’au bout, dans le paysage des choses et des vivants, les tenants et des aboutissants les plus discrets. En saluant la splendeur de leurs ajustements réciproques ou vomir l’horreur de leurs désajustements.

Par exemple : tu te promènes tout petit dans un sous-bois, un jour de printemps, en tenant la main de ton père ? Et ton regard aperçoit tout à coup une jeune feuille de fougère qui transperce la couche pourrie des feuilles d’arbre tombées l’automne précédent ? Miracle dans l’instant, puis miracles différés jusqu’en ton plus vieil âge ! Parce que des années plus tard, tu comprendras de plus près les créations d’un Jean Tinguely. Tu les comprendras sensoriellement, dans la mesure où tu te seras construit comme une chambre d’échos visuels, sonores, narratifs et poétiques inlassablement mis à ricocher dans ta personne.

Mais des échos si vivants qu’ils se mueront en antennes. Au point de te suggérer que Tinguely, dans son art, considère et traite la ferraille rouillée comme si c’était les feuilles pourries. Et qu’en articulant ces feuilles pourries de rouages en poulies, il les transperce d’un mouvement qui est la feuille de fougère. La feuille verte du sous-bois. Alors ce Tinguely-là, même mort le 30 août 1991, tu l’embrasserais. Et le reste des actualités culturelles gavant ton journal ou ton poste de télévision, entre le dernier Prix Goncourt et la dernière exposition du Mamco, n’aurait pas d’importance pour toi. À moins qu’ils se hissent, si tu le lis ou la regardes, au niveau de tes éblouissements dispensés par la fougère et la ferraille. C’est leur chance et leur difficulté. Voilà le jeu.