Langues de possession et langues de fraternité
En ce début de XXIe siècle, nous sommes tous fascinés par les notions de l’Ailleurs symbolique ou réel. Par les langages étrangers à celui que nous pratiquons depuis l’enfance. Par les notions du bilinguisme et du multilinguisme, bien sûr. Par les circulations instantanées des informations sur toute la surface du globe. Et par la mise en voyage de notre personne matérielle, qui transporte celle-ci jusqu’aux antipodes en un coup d’Easyjet.
Or il y a, dans cette obsession collective du déplacement mental ou matériel compulsif vers l’Autre, quelque chose d’infiniment dérisoire. Quelque chose d’infiniment stupide, et même d’infiniment médiocre. Quelque chose qui ressemble d’une part à la fuite, et d’autre part au calcul intéressé. Mais aussi quelque chose d’infiniment émouvant et d’infiniment magnifique – au sens où l’art lui-même est magnifique.
Des débats d’ordre utilitaire
Ce qui est dérisoire et stupide, c’est apprendre la langue des autres par esprit de concurrence. Placer le bilinguisme ou le multilinguisme sous le signe de la performance obligatoire. Vouloir s’exprimer exactement comme son interlocuteur étranger, selon ses standards à lui, pour le convaincre mieux – à la façon d’un bonimenteur souverain qui n’aurait pas besoin de chercher ses mots et ses phrases.
Le goût des escarpements phonétiques
Les choses, pourtant, sont quelquefois plus complexes et plus réjouissantes : il arrive que le vœu d’apprendre une langue étrangère soit émouvant. Qu’il manifeste le désir de s’élargir et de rencontrer l’Autre. De quitter symboliquement le territoire helvétique où quatre idiomes coexistent déjà, comme chacun sait, mais en fonction d’une Histoire commune si pétrie de désaccords subreptices que leur diversité n’aiguise plus guère en nous la moindre compétence d’altérité. En ma qualité de Romand francophone, par exemple, entendre parler le suisse alémanique m’agace plutôt qu’il ne m’attire à Berne ou Zurich.
Apprendre l’anglais de Shakespeare, en revanche, quelle merveille ! Ou l’espagnol de Cervantès, l’italien de Dante, l’allemand de Goethe et le latin de Virgile et de Cicéron ! Approcher ces langues-là dilate en effet mon microcosme quotidien. Je m’élève au-dessus de ses repères familiers, je vois rapetisser ses roitelets politiques et financiers et je réduis, en mon for intérieur, tous mes réflexes d’appartenance machinale à ses normes.
Un instrument de fraternité
C’est à partir de là que l’apprentissage d’une langue étrangère peut être aussi beau qu’une démarche poétique. Qu’est-ce qu’une démarche poétique ? C’est un processus de la pensée qui précède un processus de la formulation – l’un et l’autre m’enrichissant et me frustrant à la fois : j’essaie de méditer le monde qui m’environne, mais j’ignore comment exprimer pleinement cette méditation. Ce qu’il faut aimer dans le bilinguisme ou le multilinguisme, c’est ce principe-là d’insuffisance. C’est mon tremblement quand je me risque à parler une autre langue que la mienne maternelle. C’est la conscience que l’allemand, ou l’anglais, ou l’italien, m’échapperont toujours en partie. Que je n’en connaîtrai jamais tous les mots et tous les dédales syntaxiques. Ou que si j’en connais un jour tous les mots et tous les dédales, il en subsistera forcément des parts mystérieuses, et des portes dérobées.