Langues de possession et langues de fraternité

Numéro 45 – Mars 2015

En ce début de XXIe siècle, nous sommes tous fascinés par les notions de l’Ailleurs symbolique ou réel. Par les langages étrangers à celui que nous pratiquons depuis l’enfance. Par les notions du bilinguisme et du multilinguisme, bien sûr. Par les circulations instantanées des informations sur toute la surface du globe. Et par la mise en voyage de notre personne matérielle, qui transporte celle-ci jusqu’aux antipodes en un coup d’Easyjet.

Or il y a, dans cette obsession collective du déplacement mental ou matériel compulsif vers l’Autre, quelque chose d’infiniment dérisoire. Quelque chose d’infiniment stupide, et même d’infiniment médiocre. Quelque chose qui ressemble d’une part à la fuite, et d’autre part au calcul intéressé. Mais aussi quelque chose d’infiniment émouvant et d’infiniment magnifique – au sens où l’art lui-même est magnifique.

 

Des débats d’ordre utilitaire

Ce qui est dérisoire et stupide, c’est apprendre la langue des autres par esprit de concurrence. Placer le bilinguisme ou le multilinguisme sous le signe de la performance obligatoire. Vouloir s’exprimer exactement comme son interlocuteur étranger, selon ses standards à lui, pour le convaincre mieux – à la façon d’un bonimenteur souverain qui n’aurait pas besoin de chercher ses mots et ses phrases.

Or la plus grande part des programmes scolaires mis en place dans notre pays procède de ce vœu-là. Sur les bancs de nos écoles, on n’apprend pas les langues étrangères par amour supérieur des langues étrangères. On les apprend pour être plus efficace dans l’univers international.

 

C’est pourquoi la plupart des débats pédagogiques, dans les Départements cantonaux de l’Instruction publique et dans l’opinion, sont d’ordre utilitaire sur ce point. Durant notre enfance, nous apprenons l’allemand pour réaliser plus tard de meilleures affaires à Berlin, l’anglais pour mieux conquérir les marchés américains, ou le chinois pour être plus percutants face aux consommateurs potentiels de Pékin ou Shanghai.

 

 

Le goût des escarpements phonétiques

Les choses, pourtant, sont quelquefois plus complexes et plus réjouissantes : il arrive que le vœu d’apprendre une langue étrangère soit émouvant. Qu’il manifeste le désir de s’élargir et de rencontrer l’Autre. De quitter symboliquement le territoire helvétique où quatre idiomes coexistent déjà, comme chacun sait, mais en fonction d’une Histoire commune si pétrie de désaccords subreptices que leur diversité n’aiguise plus guère en nous la moindre compétence d’altérité. En ma qualité de Romand francophone, par exemple, entendre parler le suisse alémanique m’agace plutôt qu’il ne m’attire à Berne ou Zurich.

Apprendre l’anglais de Shakespeare, en revanche, quelle merveille ! Ou l’espagnol de Cervantès, l’italien de Dante, l’allemand de Goethe et le latin de Virgile et de Cicéron ! Approcher ces langues-là dilate en effet mon microcosme quotidien. Je m’élève au-dessus de ses repères familiers, je vois rapetisser ses roitelets politiques et financiers et je réduis, en mon for intérieur, tous mes réflexes d’appartenance machinale à ses normes.

Plus précisément, l’anglais de Shakespeare me transporte dans un territoire où la dramaturgie des psychés n’est plus atténuée par les standards du consensus. Quant à l’espagnol de Cervantès, il instille en moi le goût des escarpements phonétiques – ceux-là mêmes que l’amour lémanique des diphtongues molles assomme jour après jour dans les replis de ma mentalité. Et l’italien de Dante, lui, me ramène aux délices de l’accent tonique, qui s’est abâtardi sous mes latitudes natales tant y règnent les paysages « doucement vallonnés », comme on se rengorge de les décrire par ici…

 

 

Un instrument de fraternité

C’est à partir de là que l’apprentissage d’une langue étrangère peut être aussi beau qu’une démarche poétique. Qu’est-ce qu’une démarche poétique ? C’est un processus de la pensée qui précède un processus de la formulation – l’un et l’autre m’enrichissant et me frustrant à la fois : j’essaie de méditer le monde qui m’environne, mais j’ignore comment exprimer pleinement cette méditation. Ce qu’il faut aimer dans le bilinguisme ou le multilinguisme, c’est ce principe-là d’insuffisance. C’est mon tremblement quand je me risque à parler une autre langue que la mienne maternelle. C’est la conscience que l’allemand, ou l’anglais, ou l’italien, m’échapperont toujours en partie. Que je n’en connaîtrai jamais tous les mots et tous les dédales syntaxiques. Ou que si j’en connais un jour tous les mots et tous les dédales, il en subsistera forcément des parts mystérieuses, et des portes dérobées.

Ainsi puis-je aussi me rapprocher de l’Autre : non pas en le maîtrisant, si je puis dire, mais en le laissant toujours m’échapper à de minuscules égards. C’est à cette condition que les langues deviennent ce qu’elles devraient être exclusivement – non pas des instruments de conquête, mais de fraternité.