La pensée indépendante – éloge de la surlecture

Numéro 49 – Mars 2016

La première expérience possible est celle de l’écriture. Elle ne procure pas de plaisir pour celui qui s’y lance, sinon durant l’instant qui l’amène à poser le point final de son texte. Elle lui procure un éclairage sur lui-même en lui révélant les ouvertures et les limites de son intelligence, de son savoir-faire et de sa liberté.

La deuxième expérience possible, fondée sur la précédente, consiste à lire. Elle représente un plaisir pour celui qui l’accomplit s’il définit cette lecture comme un moyen de se distraire ou de voyager, ou de se documenter au plus près des faits. Or ce plaisir devient un problème pour lui s’il le conduit à s’abstraire du monde réel pour lui préférer les mondes imaginaires dans lesquels il est projeté.

Et la troisième expérience, fondée sur les deux précédentes, est celle de l’écriture mentale née de la lecture à mesure que celle-ci s’accomplit : tu lis un texte et tu composes en même temps, à partir de cette opération, ta propre représentation des choses et de ta personne dans ses dimensions sensibles et politiques.

Cette troisième expérience est la plus délicate à réussir. Peu de gens y parviennent. Elle consiste à ne percevoir, dans le texte en train d’être lu, qu’une incitation à penser indépendamment de la signification première cristallisée dans ce texte et par lui.

Elle consiste à n’être que stimulée par lui, de manière à s’autonomiser par rapport à lui. À l’éprouver moins comme une référence achevée que comme un prétexte, au sens du texte qui précède, qui surplombe ou qui sous-tend. À l’éprouver moins comme un élément de connaissance ou d’information primaires que comme un brouillon dont il s’agit d’user pour en déduire ses propres caps, pour s’étayer, pour s’espérer, pour se vouloir et pour se transformer en permanence.

Notre monde meurt de ne faire qu’écrire des textes et que lire ces textes, quelle que soit la valeur de ceux-ci. Pourquoi ? Parce qu’écrire c’est produire et que produire c’est l’industrie. Et parce que lire c’est consommer, et que consommer c’est une aliénation.

J’aime extraordinairement une merveille de réplique savourée voici quelques lustres au terme d’un entretien confrontant Jean-Luc Godard et un critique cinématographique du journal Libération, à Paris, qui l’avait longuement interrogé sur le plus récent film tourné par je ne sais plus quel réalisateur italien.

Ayant fourni les réponses les plus aiguës sur ce qu’il pensait de cet ouvrage, Godard avait en effet fini par préciser qu’il avait dormi sur son siège de salle obscure pendant les quatre cinquièmes de la projection – mais que cette circonstance n’invalidait en rien ce qu’il avait perçu du métrage, ni ce qu’il en retenait, ni ce qui lui permettait d’en situer l’intérêt dans le contexte du septième art ambiant.

C’est que Godard avait moins voulu retenir de cette œuvre la trame narrative qu’il s’était efforcé d’en capter le type de langage et le style et la direction poétique, qui peuvent s’apercevoir à la faveur d’une réception fragmentaire au lieu d’être exhaustive. Il arrive aussi que déguster une salade inaugurale suffise à renseigner le dîneur intuitif sur la qualité du repas qui va suivre.

C’est la démarche que je révère, tout autre qu’elle me paraissant non seulement vaine voire ennuyeuse mais dévastatrice.

Notre monde crève en effet d’être utilitaire : avoir le nez sur l’écriture comme avoir le nez sur la lecture finissent par instituer le microcosme culturel de l’industrie littéraire—de même qu’avoir le nez sur le travail ou sur l’argent conduit à les définir comme des fins et non comme des moyens d’expérience et d’échange fondateurs de soi.

Ah, lire les feuillages de l’enfance et les chercher sur des pages de papier, lire ses souvenirs en mouvement dans la langue au gré de la grammaire et sous la syntaxe, lire la trajectoire des vivants au sein des livres qui bifurquent ou se suspendent !

Lire d’un seul trait ou sur le mode brisé, par moments, de façon déliée, par bonds puis en reculs, par la tangente ou de reprises en abandons, exactement comme on feuilletait autrefois les troncs de la forêt ou de la jungle urbaine où passa notre enfance !

Lire pour mettre en accident les usines de la communication, les usines de la vitesse, les usines de l’argent, les usines de l’autorité, et les usines du pouvoir qui règnent pour elles-mêmes en se gavant de leurs proies !

Lire les œuvres entre elles, dans les failles qui les désagrègent, dans les manques qui les creusent, dans les intervalles qui les séparent, au-delà de ce qu’elles expriment, dans ce qu’elles n’énonceront jamais, dans le tournoiement des bibliothèques incendiées ou disparues dans la mer, dans la mémoire évanouie des sociétés humaines, au point de se lire et finalement de s’écrire imperceptiblement !