Eloge de la chronique
Je distingue ici la chronique du billet comme on distinguerait Jacques Brel de la « variété » : du billet très abusivement et si paresseusement nommé chronique, d’ailleurs, sous nos latitudes, alors que s’égrènent simplement au fil de ses lignes la petite musique des jours ou la difficulté qu’éprouvent parfois les mamans de faire déjeuner leur enfantelet de six ans. Avec la chronique, on peut partir d’une somptueuse étymologie. Elle s’enracine en Grèce antique, bien sûr : le travail du chroniqueur consiste à glisser du « khronos » dans l’immédiateté qui constitue le matériau premier des médias. À glisser du temps.
Or en glissant du temps dans l’immédiateté, le chroniqueur élargit son champ de vision. Il recule mentalement dans le paysage que constituent les faits et les événements. Il aperçoit ce paysage dans ses hiérarchies constitutives, et non plus comme un point isolé qu’il faudrait penser comme un tout.
Il l’aperçoit aussi dans son entièreté momentanée, d’un bord à l’autre et d’une marge à l’autre, et non comme une instance finie propice aux affirmations primaires. Il lui voit une ligne d’horizon qu’il peut s’efforcer de penser comme l’avenir ou l’inconnu. Il peut lui supposer des mécanismes internes propres à solidariser des causes et des effets ou des tenants et des aboutissants.
Ainsi peut-il essayer de « comprendre » les choses et les vivants qui façonnent le monde, c’est-à-dire de les « prendre avec » ou de les « prendre ensemble », au lieu de les percevoir fragmentés en mode stroboscopique. À partir de là, il peut apprendre à jouer de tous ces éléments de la réalité qu’il perçoit, comme de ceux qu’il pressent. Il peut élaborer le style de parole ou d’écriture personnel le plus révélateur de ce jeu. Ce jeu qui peut reposer sur la notion du «je», d’ailleurs, parce que le chroniqueur cherche alors si fort à percevoir la complexité du paysage observé par ses soins qu’il ne peut plus s’en exclure en qualité de promeneur et de spectateur.
De cette inscription citoyenne constamment perceptible au fil des textes produits par le chroniqueur, il émane alors une morale.
Ainsi produit-il un point de vue. Or quand on produit un point de vue, on s’érige au rang du citoyen qui regarde et qui parle. On s’inscrit dans le périmètre de la Cité, de l’économie, de la politique, des décors où vivent ses congénères et des forêts où vivent les animaux.
De cette inscription citoyenne constamment perceptible au fil des textes produits par le chroniqueur, il émane alors une morale. À lui de ne pas la rendre étroite ou pesante, ou mécaniquement reproduite indépendamment des thèmes qu’il aborde. À lui de ne pas muer l’expression d’une position morale en discours de moralisation. C’est difficile.
Quand un chroniqueur entreprend sa trajectoire au sein d’une rédaction, il est salué comme un produit nouveau dans le supermarché. S’il poursuit cette trajectoire à force de constance et talent minimal, et d’appuis en provenance du public, il devient une épicerie fine au sein du même supermarché.
Et quand cette épicerie fine devient suspecte aux yeux du supermarché dont les patrons du marketing ne reconnaissent plus en elle leur propre fantasme de la mise en spectacle marchand et de la nouveauté quelle qu’elle soit, elle est virée. Ça m’est arrivé deux fois dans le cadre d’une collaboration fondatrice pour moi – mais chaque fois le public a pesé pour que la situation revienne en son état. La Fédération des consommateurs est une belle chose.
Il n’y a pas de différence fondamentale entre le travail du chroniqueur et celui du journaliste d’opinion, ou celui du reporter. Ces derniers doivent aussi glisser du « khronos » dans leur perception du monde, ce monde soit-il le microcosme de l’ordre politique et des chancelleries d’État, le « terrain » de la guerre entre les peuples ou le tissu de la société quotidienne. Aucun journaliste ne peut se départir des qualités requises par l’exercice de la chronique. À peine attend-on de certains qu’ils fassent moins transparaître, dans leur production, leur statut d’auteur et leur point de vue personnel que les chroniqueurs peuvent s’autoriser. C’est une attente relevant de la pure coquetterie, bien sûr, pour que soit mieux affirmé le principe illusoire de la neutralité pour une « presse objective ».
Quand un chroniqueur entreprend sa trajectoire au sein
d’une rédaction, il est salué comme un produit nouveau dans
le supermarché.
Cette presse meurt aujourd’hui de ce qu’il n’y ait pas suffisamment de « chronique » en elle. Pas suffisamment de la substance et de la tonalité constitutives de la chronique, dont je répète qu’elle n’a rien à voir avec le billet. Pas suffisamment de « khronos » dans l’immédiateté, de styles en mélange, de points de vue croisés, de nervures morales en filigrane et d’auteurs accomplissant chacun leur travail de citoyen non asservi. C’est triste et réversible