La culture, la narcose et l’évasion

Numéro 46 – Juin 2015

Ah, la culture et ses tribulations dans nos sociétés modernes si dédiées aux pouvoirs de la performance, de la finance et de l’économie ! Au sein desquelles le sens du sacré semble avoir disparu sous les empires de la fétichisation ! Et les exercices de la conscience critique sous les extases de l’adoration grégaire !

Face à cette réalité parfaitement observable, nous pourrions formuler une hypothèse dépressogène. Nous pourrions dire que notre pulsion collective dominante, aujourd’hui, est non pas celle de la culture mais celle de l’inculture. Nous pourrions préciser que nous sommes si malmenés par notre existence quotidienne que nous cherchons à fuir celle-ci par tous les moyens nous procurant les réconforts d’une régression.

Nous pourrions avancer, par exemple, que nous récusons autant les langages ramifiés et les discours subtils que les réflexions déliées, au profit des récits rectilignes et des séductions faciles. Bref : que nous cherchons à rétablir, en nos mégalopoles qui ruissellent de raffinements techniques, une ambiance de précivilisation à mi-distance du rêve édénique et de la barbarie crue.

Une équation drolatique

Ce n’est pas aussi simple, bien sûr. La tournure de notre époque n’éteint pas le jaillissement des arts sous leurs formes classiques et nouvelles. Ils ont la force du brin d’herbe qui perce la surface de l’asphalte.

Or la prégnance du principe utilitaire change tout. Les arts, au lieu d’être envisagés comme le meilleur moyen de nous faire voir autrement le réel, sont en effet détournés par deux types de pouvoirs : le pouvoir politique et le pouvoir que je nommerai touristique, l’un et l’autre imposant à la culture l’obligation fatale d’être « rentable » au sens élargi du terme.

Voyons d’abord le pouvoir politique. Dans le périmètre helvétique, au moins, c’est clair : on confond volontairement les choses. On les brouille. On demande au Département fédéral de l’Intérieur de gérer à la fois les assurances sociales et l’assurance maladie, entre autres domaines, et les affaires culturelles.

Il en résulte une équation drolatique vue de loin, et dévastatrice regardée de près. Une équation dont il suffit de déplacer le curseur pour en apercevoir l’aspect malicieux : plus le champ des assurances induit de difficultés pour le citoyen moyen, plus le champ culturel fait l’objet de discours dynamiques à son adresse, de débats optimistes, de déclarations conquérantes et de soins claironnés.

Soins palliatifs

Autrement dit, en tant que domaine relevant du Département fédéral de l’Intérieur, la culture assume de nos jours, dans notre pays, une fonction comparable à celle des soins palliatifs en médecine. Il s’agit, par son biais susceptible de rendre un peu de moral au peuple, d’atténuer au sein de ce même peuple la perception des souffrances qui lui sont infligées par ailleurs. Et qui ne cessent de s’aggraver.

Ce dispositif est aujourd’hui stabilisé dans les faits comme dans les esprits. Il n’est pas concevable que le conseiller fédéral Alain Berset, quelle que soit son ambition personnelle à cet égard, promeuve une culture assez subversive pour équiper l’opinion publique helvétique de la parole et de la liberté lui permettant de contester radicalement les décisions que ce même Alain Berset pourrait prendre dans le domaine des assurances sociales. En Suisse, on devient à la fois moins citoyen et moins cultivé.

La fusion

Je passe au pouvoir touristique. Par cette expression généralisatrice, j’entends tous les pouvoirs qui manifestent leur amour des arts et de la culture, ou leur soutien à ceux-ci, en l’appuyant expressément ou non sur des résultats d’audience, des récurrences de comptes rendus dans la presse, la longueur des files d’attente aux guichets des spectacles ou tout autre paramètre quantitatif.

Eh bien c’est une horreur. Pourquoi ? D’abord, bien sûr, parce qu’il en résulte une standardisation des œuvres – ou plus précisément une standardisation de la reconnaissance collective sonnante, trébuchante et mentale qui leur est vouée. N’est validée que la culture convertible en chiffres de consommation.

Ensuite ? Parce que les dégâts dont le pouvoir touristique accable la culture se déploient aussi vers l’amont, dans la cervelle des créateurs eux-mêmes, dont la perspective créatrice finit par être infléchie : il s’agit moins pour eux de travailler dans le doute et la dignité pour approcher la pureté concentrée du chef-d’œuvre accompli, que « rencontrer le public », comme dit l’expression consacrée, et d’en être applaudis. C’est ainsi que la culture fusionne avec le marché.

Désenchevêtrer

À ce stade, je ne vois qu’un antidote à ces subordinations. Il faut désenchevêtrer pratiquement et symboliquement. Il faut séparer, au sein de la Confédération politique et administrative, l’exercice du pouvoir culturel de l’exercice du pouvoir séculier. Il faut ensuite instaurer, au sein de ce pouvoir culturel autonomisé, une instance qui serait gardienne et porte-voix des principes esthétiques les plus exigeants.

Une instance qui produise en Suisse le discours intangible de l’art et de la culture, et qui le défende à chaque occasion. Une autorité de référence, qui rayonne en ce pays comme une représentation moderne et démocratique du mécène ancien. Quelque chose qui ramène en permanence les arts et la culture à des altitudes irréductibles, loin des fonctions narcoleptiques et récréatives dont ils sont investis présentement.
La culture en tant qu’instrument de cohésion sociale est une aberration, à moins que cette cohésion résulte des débats acérés qu’elle aura préalablement suscités. On en est loin.