Cinéaste ou journaliste ?
Le journalisme mène à tout… à condition d’en sortir. Pour ma part, j’ai commencé par le journalisme, comme stagiaire au Téléjournal centralisé de la SSR à Zurich dans les années 70, et je n’en suis jamais vraiment sorti. Aujourd’hui, alors que les puissants de ce monde se plaisent à le dénigrer, j’ai eu envie dans mon prochain film documentaire d’enquêter sur la survie du journalisme en Suisse romande.
Mais il est loin le temps où les journalistes étaient aussi craints que respectés, comme jusqu’à la fin du XXème siècle. En quelques années, l’irruption fulgurante de l’ère numérique les a relégués dans les coulisses. Le flux d’information industrielle et gratuite que tout un chacun peut consommer sur internet renforce l’illusion que la société n’a plus besoin de cette expertise sociale, économique, politique et culturelle. Les réseaux sociaux prennent la relève… avec, au passage, une perte énorme. Le pire serait que cette disparition passe… inaperçue.
Aujourd’hui les journalistes sont pris dans un triple étau : au-dessus, l’épée du manque de temps pour traiter à fond les sujets, à gauche le poing du chômage qui se fait boxeur, à droite les sirènes des grandes entreprises et administrations qui comptent utiliser leur savoir-faire, leur talent, non pour investiguer, mais pour enfumer comme communicants (tous ne méritent de loin pas cette caricature bien entendu…). Il est d’autant plus réjouissant de constater que les jeunes qui se bousculent dans les écoles de journalisme - et ne disposent toujours pas de moyens universitaires ! - s’obstinent à se lancer dans cette vocation de plus en plus romantique, de plus en plus numérique et de moins en moins économique. Il m’a donc semblé qu’il était temps de faire la connaissance des journalistes, de rompre avec les clichés dont on les submerge et de vérifier s’ils jouent toujours un rôle primordial dans la recherche, la vérification et la diffusion de l’information, essentielles au fonctionnement de la démocratie. Certains des jeunes rencontrés au cours du tournage estiment que quand les journalistes invoquent le risque que leur disparition entraîne une perte pour la démocratie, selon eux, ils « exagèrent ». Certes, le rôle du journalisme dans la société est difficile à mesurer. Mais je ne suis pas d’accord avec eux. Loin de diminuer à l’époque d’internet - puisque le flux d’informations augmente, les moyens de les vérifier devraient augmenter eux aussi. Mais ce n’est pas le cas. Tout au plus pourrait-on dire que la place du journalisme dans le « Contrat social » évolue. Si on constate que les titres, pressés comme des citrons par la migration des annonces et des publicités vers d’autres plages numériques plus rentables et par les choix stratégiques des grands éditeurs financiers, réduisent la taille de leur rédaction tout en s’efforçant d’en camoufler les effets délétères, ce n’est pas la profession de journaliste qui en porte la responsabilité.
Comme cinéastes ou comme journalistes, nous avons tous affaire aux questions de rendu du réel et au respect de la déontologie que cela implique. Il y a néanmoins une différence de taille entre ma vieille casquette de journaliste et mon turban exotique de cinéaste documentaire. Même si c’est précisément en train de changer à toute vitesse aujourd’hui avec la naissance d’une presse prise en charge par les journalistes eux-mêmes, j’ai trouvé dans le métier de cinéaste-entrepreneur une cohérence d’ensemble qui a manqué jusqu’ici aux deux bouts de la chaîne journalistique : l’obligation de fixer soi-même le cadre économique dans lequel se fera l’enquête, quitte à devoir chercher soi-même à la financer. Et la liberté de définir soi-même la forme dans laquelle ce voyage d’exploration dans le réel sera présenté au public. Jusqu’ici, je n’ai pas regretté le journalisme, trop dépendant de grands patrons, trop formaté quant au rapport avec le public. Mais tout est en train de changer à vive allure… Je viens de participer à une séance d’Impressum sur le thème du journaliste-entrepreneur, y compris dans l’usage de l’audiovisuel ! Heureusement, il restera toujours la frontière-tabou que les journalistes s’interdisent de franchir : celle entre le journaliste et l’artiste. Même si plus personne n’est en mesure de la définir…