Fusion Radio-TV : je vois tout
La radio et la télévision de notre petite contrée romande parlent de mariage. Comme elles sont concubines depuis fort longtemps, pourquoi faire tant de cas de cette formalité ? C’est qu’il s’agit d’une des très rares institutions devenues totalement indispensables à l’échelle romande, au-dessus des régions, des partis, des intérêts commerciaux puisque – comme la Loterie du même nom – elle ne peut fonctionner que comme service public, sous la surveillance de l’État, avec l’argent de l’ensemble des consommateurs prélevé sous forme de redevance, à la manière d’une vignette audio-visuelle. Ces digues ayant été préservées des puissantes vagues de libéralisation des trente dernières années, CultureEnJeu est particulièrement attaché à la défense d’un édifice audiovisuel public, qui garde pleinement sa capacité à remplir sa mission. Ceci dit, quelles sont les nécessités et les impacts probables d’une telle fusion ?
Ringarde, la radio ?
La TV, c’est de l’image et du son, la radio uniquement du son : il est tentant de décréter que le métier de radio n’a pas d’avenir, ou du moins pourrait se décliner en simple sous-produit du métier de télévision. Néanmoins, si les deux branches romandes de SSR Idée Suisse sont soumises à la concurrence croissante des nouveaux médias, la pression mise sur le média le plus ancien, la radio, semble plus forte. La position des deux médias face à leurs publics donne l’avantage à la radio romande, qui maintient ses parts de marché juste au-dessus de la barre médiane, tandis que la télévision doit en abandonner près des deux tiers à ses concurrents. Autre argument de poids : la radio réalise elle-même la quasi totalité de son programme – il saute aux yeux que la télévision en est très loin et que sa carte de menus propose plus de plats réchauffés produits fort loin de ses cuisines que de recettes locales…
Inculte, la télé ?
Et en termes de contenu, la radio se révèle bien plus qu’un tuyau de diffusion : elle est un véritable laboratoire où s’élabore la manière romande d’appréhender le monde, tandis que la télévision peine à ne pas singer ce qui se fait ailleurs, soit en France ou aux États-Unis. La radio, relativement en phase avec l’offre culturelle vivante, lui sert tout naturellement de caisse de résonance – la télévision ne lui accorde tout au plus qu’une indifférence palliative… Il faut néanmoins relativiser, car l’apport culturel de la télévision romande ne passe pas uniquement par la mise en valeur ou l’indifférence à ce qui se fait sur le plan des arts en Suisse romande. La TV joue un indéniable rôle culturel, par le ton de ses émissions d’actualité – nettement plus « digne » que celles de la plupart de ses concurrentes étrangères, et par ses émissions magazine, qui se hissent régulièrement à un niveau de référence sur des thèmes de société, que les « artistes » romands ne peuvent traiter, eux, que de manière forcément beaucoup plus confidentielle.
Enfin, dans cette comparaison, paradoxalement, la télévision marque de gros points culturels face à la radio, car elle confie une part significative de sa production à des producteurs audiovisuels indépendants, en vertu du Pacte de l’Audiovisuel, entré dans les mœurs puisqu’il figure même aujourd’hui dans la Loi fédérale sur la Radio-TV. Ce Pacte contribue fortement à maintenir et même développer un tissu créatif audiovisuel romand. Rien de tel du côté de la radio, où les vases communiquent moins avec ce qui pourrait être produit à l’extérieur, elle qui a même mis au rancart son « radio-théâtre ».
La radio est un véritable laboratoire où s’élabore la manière romande d’appréhender le monde
La chasse aux postes ?
Du côté des gens de radio, la tentation est grande de lancer un débat émotionnel sur l’étouffante étreinte de la fiancée radio par son promis télévisé : on imagine mal en effet le duo Gilles Marchand (directeur génénéral de la TSR) – Armin Walpen (directeur général de SSR Idée Suisse) ne pas viser d’une manière ou d’une autre une réduction des postes de travail dans l’ensemble des « unités d’entreprise » romandes, même si des économies peuvent probablement être réalisées sur d’autres plans. Mais l’audiovisuel public a, tout comme la Poste, des devoirs découlant de son statut particulièrement protégé, et l’un de ceux-ci ne lui permet pas d’appliquer des critères de rentabilisation aussi draconiens que ceux d’une entreprise privée. Sinon, pourquoi lui octroyer des ressources aussi stables à moyen, voire à long terme (le produit de la publicité fluctue, mais pratiquement pas celui de la redevance), pourquoi le protéger contre la concurrence venant de l’intérieur du territoire, et le doter de moyens plus que proportionnels à la taille de la région minoritaire romande grâce à la fameuse « clé de répartition » de la SSR idée suisse ?
Conclusion : sans tomber dans la « titularisation » d’employés-fonctionnaires, la « chasse aux postes » (de travail) ne devrait pas figurer aux premiers chapitres de la fusion, surtout pas en période de crise. À charge pour les directeurs de l’audiovisuel public de rendre les employés plus efficients, d’attirer ou de faire revenir les talents mis à l’écart – sachant qu’ils risquent peu, à la différence des pays voisins, d’être aspirés par les salaires de l’audiovisuel privé.
L’audiovisuel public a des devoirs découlant de son statut particulièrement protégé
L’agneau sacrifié ?
À lire Gilles Marchand, qui fait de la fusion son cheval de bataille, l’objectif serait de « réformer le modèle d’entreprise, préparer nos programmes à un nouveau paysage média radicalement différent et soutenir l’espace culturel romand » (in Le Temps, le 8 mai 09). Le mot « espace » sonne peut-être ici comme un lapsus : car Espace2, la chaîne culturelle radiophonique à l’audience la plus confidentielle, est l’agneau tout désigné pour présenter son cou en sacrifice lors de la cérémonie de mariage. L’adaptation au « nouveau paysage médiatique » exigeant des moyens supplémentaires que la direction de la SSR s’interdit de solliciter auprès de son public, il faudra bien aller les chercher là où le grand écart entre le budget de la chaîne et les parts de marché obtenues est le plus défavorable, tout en annonçant probablement un transfert des efforts louables accomplis jusqu’ici pour Espace2 vers les nouveaux médias, afin d’y « soutenir l’espace culturel romand »…
En somme, enlever tout ou partie du budget « culturel » de la deuxième chaîne radio pour le consacrer à une valorisation des contenus culturels sur Internet et autres nouveaux modes de diffusion, une opération qui pourrait au passage servir à « désélitariser » la culture telle qu’elle est conçue actuellement sur Espace2 ?
La sirène internet ou la pêche à la ligne ?
Comme toute innovation dans l’histoire culturelle, les technologies séduisent bien avant les contenus et leur irruption produit un affaissement terrible du niveau culturel. Pour éviter la totale régression, on pourrait imaginer une chaîne radio culturelle qui utiliserait, par exemple, l’engouement actuel pour la peinture dans des émissions qui, sans être aussi riches que des programmes de télévision, pourraient être suivies avec les yeux sur un site Internet, à la façon dont l’émission de critique de disques met en ligne les partitions des œuvres écoutées… Il faut bien reconnaître que le champ d’exploration et d’expérimentation qui s’ouvre est très vaste. Et que la radio ne concentre pas tous les handicaps, car elle pourrait se révéler comme une base plus souple que la lourde infrastructure de la télévision. Et que tout réside finalement dans la délicatesse avec laquelle les chirurgiens de cette opération fusion radio-TV vont opérer.
Personne ne peut dire si l’abaissement général du niveau culturel que toute irruption d’un nouveau média produit immanquablement au démarrage, sera de brève durée. Et encore moins s’il sera suivi d’une remontée rapide du niveau général ou si, au contraire, le tsunami ne laissera rien repousser sur le champ culturel après son passage. Les deux sont possibles. Mais, comme dirait le bœuf d’Orwell, ils ne sont pas tout à fait égaux devant ce possible…