L’instruction publique à la croisée des chemins
Ratifiée en mars 2008 par les chambres fédérales, la Convention UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles est entrée en vigueur en Suisse le 16 octobre. Afin que cette décision ne reste pas lettre morte, la Coalition suisse pour la diversité culturelle et la Commission suisse UNESCO ont lancé une vaste réflexion d’un an pour la traduire dans les faits, qui se conclura le 16 octobre 2009 par la présentation publique d’un ensemble de propositions. Nous reviendrons sur les résultats de cette entreprise qui concerne l’ensemble de la culture. Pour l’heure, voici quelques considérations sur l’un des huit domaines explorés : l’éducation et la diversité culturelle.
Dès les années 1960, à l’heure de l’arrivée en masse de la génération du baby-boom en âge de faire des études, un vent d’optimisme souffle, plaçant les espoirs dans la génération montante et l’école au centre d’un développement qu’on envisage continu. Car le savoir est source d’épanouissement de la personnalité et de réussite sociale. Certes, les futurs citoyens sont inégaux par leur origine socioculturelle et le demeurent dans l’école. On entend désormais passer de l’égalité virtuelle à l’égalité réelle ; la collectivité doit « démocratiser l’accès aux études », par la suppression des obstacles financiers et culturels. Genève inscrit la première dans sa Loi sur l’Instruction publique de 1976 l’objectif de « tendre à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire des élèves ». Cette idée-force trouve peu à peu place dans les différentes lois cantonales, les recommandations de la CDIP et finalement dans la Constitution (art. 2 but) : « La Confédération favorise la prospérité commune, le développement durable, la cohésion interne et la diversité culturelle du pays » et « veille à garantir une égalité des chances aussi grande que possible. »
Du dynamisme des années 1960–80 à la stagnation des années 1990
L’optimisme des années 1960 – 80 s’appuie sur un large consensus de la population et de la classe politique sur la valeur du savoir et l’importance de l’instruction publique. Contrairement à sa version étriquée plus tardive, qui ne voit plus que l’aspect économique de réussite individuelle à tout prix, la démocratisation des études a été d’abord un formidable projet culturel, qui s’est conjugué avec un mouvement social important et créatif, assurant l’émergence de formes nouvelles de culture, portées notamment par les jeunes générations (cultures et lieux alternatifs), de l’essor participatif des sociétés d’amateurs et d’une école qui s’ouvrait sur le monde extérieur, tissait des liens avec les institutions culturelles comme les musées, les théâtres et tous les domaines des arts.
L’école, comme l’ensemble de la société, est aujourd’hui à la croisée des chemins
La chute du mur de Berlin en 1989 matérialise un basculement brutal du monde vers un ordre unipolaire marqué par la domination de l’idéologie anglo-saxonne, qui valorise l’utilité et la réussite par la concurrence, s’oppose au rôle re-distributeur et régulateur de l’État. L’école devient dès lors une cible de toutes les critiques au même titre que les autres institutions. On exige d’elle qu’elle se mette au service des individus pour leur réussite personnelle et de l’économie, on met en cause les valeurs humaines du savoir. Dès les années 1990 – 95, l’école entre en stagnation, subit une crise de valeurs, d’autorité et de moyens. Les réformes erratiques de ces années-là achèvent de brouiller ses rapports avec la population et de saper son autorité.
Un héritage lourd à porter, mais héritage tout de même
Pourtant, dans sa période dynamique, le rôle et l’extension de l’école publique se sont modifiés en profondeur et d’une façon durable. La durée de scolarisation – obligatoire jusqu’à 15 ans – s’est étendue de fait par le développement du post-obligatoire ; aujourd’hui, plus de 80 % des nouvelles générations sont scolarisées jusqu’à 18 – 20 ans. À l’autre bout, à savoir l’âge d’entrée à l’école, la scolarisation dès 4 ans se généralise peu à peu à des rythmes divers, avec ça et là des îlots de résistance. Parallèlement à l’allongement du temps scolaire, ses tâches se diversifient, elle prend en compte les nouvelles technologies, et aussi de nouvelles connaissances intégrées à la culture générale, comme l’informatique, l’économie, le droit ainsi que des disciplines artistiques.
Or, alors que la part de ses budgets a crû régulièrement, l’instruction publique subit dès les années 1990 une double restriction : celle imposée aux budgets publics aggravée par la diminution de la part qui lui est dévolue. Il n’y a pas de miracle : avec des budgets drastiquement amputés pour financer une école dont les tâches sont beaucoup plus amples, il y a nécessairement des pots cassés.
À la croisée des chemins
La folie du tout-au-marché nous a conduits à une impasse de société dont on découvre peu à peu l’ampleur. Parallèlement à la suppression massive, dans les années 1990, de mécanismes économiques de régulation, on assiste à une perte des savoirs qui les documentaient, de sorte que les économistes et surtout les financiers s’avèrent totalement incapables d’identifier des phénomènes, dont certains ont été décrits pourtant il y a plus d’un siècle.
On sent néanmoins depuis quelques années qu’on est arrivés au bout de quelque chose. Des contre-feux sont allumés. L’adoption de la Convention UNESCO 2005 sur la diversité culturelle en est un qui traduit un changement plus profond. L’école, comme l’ensemble de la société, est aujourd’hui à la croisée des chemins, tiraillée entre des législations héritées, qui expriment ses idéaux humanistes, et une évolution de fait en sens contraire, qui la disperse, lui enlève sa cohérence, portée par une bureaucratie scolaire pléthorique autoritaire et stérile.
Il est difficile de prédire l’avenir. Il dépendra de l’émergence d’un courant social, culturel et politique qui réaffirme les valeurs humanistes.
L’exemple de l’illettrisme
On ne saurait réduire les tendances de l’école actuelle à la persistance de l’illettrisme, loin de là. Cependant, si nous avons choisi de le mettre en évidence, c’est parce que, d’une part, il n’est nullement anodin pour le cinquième de la population qu’il pénalise, et, d’autre part, parce qu’il illustre bien l’attitude de déni des autorités scolaires et de la classe politique, qui augure mal d’un redressement possible indispensable pour affronter et sortir de la crise.