Pillage & trafic de biens culturels : la Suisse, paradis des collectionneurs ?

Numéro 22 – Juin 2009

L’exposition actuelle du musée Barbier-Müller de Genève présentant des terres cuites africaines issues de pillages a ranimé une problématique quelque peu oubliée depuis l’adoption en 2005 par la Suisse d’une loi réglementant le transfert des biens culturels sur son territoire (LTBC). À l’heure de la fragilisation du secret bancaire, la Suisse a formellement remis en question son rôle historique de plaque tournante du trafic illégal. L’adoption de ces lois a-t-elle changé quelque chose ? Nous en sommes encore loin. Endiguer le cycle du trafic et des pillages nécessite une prise de conscience de tout un chacun, du simple particulier, collectionneur occasionnel, aux musées publics et privés.

Des objets et des hommes

Dans l’Antiquité, la plupart des œuvres et des objets produits avaient une fonction spécifique dans une maison, un sanctuaire ou une tombe. Dès que la réflexion esthétique est née, les objets se sont libérés des lieux pour lesquels ils avaient été conçus. Une forme d’art pour l’art est déjà née au Ve siècle av. J.-C. avec le traité aujourd’hui perdu du sculpteur Polyclète, dit le « canon », qui pourrait marquer symboliquement la naissance de la collection. En pillant l’Italie méridionale lors de la conquête des colonies grecques au IIIe siècle av. J.-C., les Romains ont commencé à collectionner, s’hellénisant par la même occasion. Le pillage et le collectionnisme ont traversé toutes les périodes, des premières fouilles de Rome par les papes au XVe siècle aux cabinets de curiosités du XVIIe, jusqu’aux collections des grandes capitales européennes. Le XVIIIe siècle est marqué par la naissance de l’histoire de l’art grâce à Johann Joachim Winckelmann, dont le modèle grec comme esthétique absolue et ethnocentrique s’est imposé jusqu’à nos jours. À chaque fois, des retours périodiques au goût de l’Antiquité – un trait unique de la société occidentale – ont produit des renaissances, autant de formes de classicismes dont aujourd’hui nous sommes les héritiers.

Aucun objet connu et présenté à ce jour dans un musée suisse n’a encore été restitué

Avec la naissance des nations modernes dès le XIXe siècle et l’émergence de patrimoines culturels contribuant à définir ces nouvelles identités nationales, les vestiges archéologiques et les œuvres d’art sont devenus propriétés d’État. La naissance de l’archéologie moderne elle aussi a contribué à ancrer l’objet dans son sol de provenance. Avec la stratigraphie, les archéologues ont pris conscience de l’importance des couches dans lesquelles les objets étaient ensevelis, permettant de les replacer dans une chronologie et une situation topographique. La fouille minutieuse est devenue une science historique. Les fragments de poterie sont devenus des objets scientifiques au même titre que les objets d’art antiques, rétablissant en quelque sorte le déséquilibre auquel avait contribué la naissance de l’histoire de l’art.Aujourd’hui, deux conceptions s’opposent, l’une esthétique attachée à l’art pour l’art et à la conception de l’artiste moderne – que l’on projette souvent sur l’objet antique –, l’autre, historique ou archéologique, se focalisant davantage sur les sociétés. Dans les musées suisses, l’approche historique semble cantonnée aux seuls objets provenant de son patrimoine archéologique. L’approche esthétisante semble réservée aux objets venus d’ailleurs, tous teintés d’un certain exotisme, qu’ils soient africains ou italiens.

Le marché de biens archéologiques et ethno­logiques est plus problématique que celui de l’œuvre d’art. Arraché à son contexte de découverte, l’objet perd toute donnée relative à sa provenance, son appartenance, sa fonction et sa circulation. Il devient muet. Son passé est irrémédiablement détruit et seules quelques considérations limitées, souvent d’ordre esthétique ou stylistique, ne sont alors possibles.

Le collectionneur privé inscrit les objets dans un choix personnel, affectif, très souvent esthétique hors de tout propos scientifique et parfois même légal. Il aime posséder l’objet pour lui-même. Attiré par la rareté, il est prêt à y mettre le prix. Le marché a atteint des sommets – en période de crise, c’est un investissement sûr. En 1971, un simple vase de céramique grecque avec des figures – voir encart – a atteint pour la première fois le million de dollar à une enchère publique. Les grands musées sont les clients les plus importants, enrichissant leurs collections grâce à des acquisitions directes sur le marché – le Louvre, le Metropolitan Museum de New York et un certain nombre de musées américains – ou par des donations de privés et de collectionneurs – chez nous, le Musée d’art et d’histoire de Genève ou l’Antikenmuseum de Bâle. Le cycle du marché répond à la demande. Le monstre affamé exige toujours davantage. Des clients importants ont même commandité des objets, voire des fouilles clandestines. Avant d’être un moyen lucratif, c’était un accès à la connaissance.

Les marchands d’art ont pendant longtemps fait jouer leur double casquette d’archéologues, voyageant sur place pour acquérir des objets. Une grande partie des archéologues suisses classiques se sont fait la main sur des collections privées, entraînant parfois certaines dérives dans une telle collaboration. Les marges qui s’accumulent entre le pilleur et le premier acquéreur peuvent se multiplier jusqu’à cent fois le montant initial. Ce sont souvent les intermédiaires entre pilleurs et marchands qui blanchissent les objets, en les stockant dans des ports francs ou d’obscurs entrepôts la durée nécessaire pour qu’on les oublie. Les lois en vigueur pour la restitution d’un objet exigent en général que l’on puisse prouver sa provenance hors de toute considération scientifique – il faut une trace dans un inventaire de musée, une photo de fouille, un relevé ancien. Ce genre de preuve pour des fouilles illégales sont plutôt rares.

Dans les pays pauvres, le pillage est un moyen de gagner sa vie. En Italie, ce sont des bandes organisées de tombaroli, de véritables professionnels du pillage chapeautés par les mafias locales, qui détruisent des tombes, des sites pour retrouver « le trésor », la pièce rare au détriment de l’ensemble. Ce fléau frappe aujourd’hui toutes les régions du monde, l’Asie et particulièrement l’Afrique, où la législation existe mais est difficile à appliquer. La question la plus urgente est donc d’endiguer ce cycle destructeur en examinant les modes possibles d’intervention.

Cycle du trafic et possibilités d’interventions
(d’après Greapler et Mazzei)


Retours ?

Les frises du Parthénon

L’arrachage sauvage des frises sculptées du Parthénon par Lord Elgin entre 1801 et 1805 avait déjà scandalisé ses contemporains, mais la présentation de ces sculptures architecturales a en quelque sorte bouleversé le goût occidental. Jusqu’alors, on ne connaissait l’art grec qu’au travers des copies romaines, qu’avait étudiées J. J. Winckelmann. Le cas du Parthénon est intéressant car il est le symbole de l’identité nationale et des déprédations subies par la Grèce. Par contre, tout le monde connaît la provenance de ses sculptures et on peut en reconstituer l’ensemble. Les Grecs ont construit leur nouveau musée de l’Acropole sur les plans de l’architecte suisse Bernard Tschumi pour accueillir l’ensemble des frises du Parthénon, dont les sculptures sont aujourd’hui dispersées dans pas moins de sept musées internationaux. Dans le mouvement général du retour des antiquités dans leur pays d’appartenance, l’Italie a rendu en septembre 2008 un fragment de la frise réclamée depuis 13 ans par le gouvernement grec. D’autres pays comme la Grande-Bretagne refusent par contre de restituer leurs fragments, en argumentant en faveur d’une appartenance à l’ensemble de la culture occidentale.

Bronzes chinois

En février dernier, deux bronzes chinois de l’impressionnante collection d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, une tête de rat et une tête de lapin, ont été mis aux enchères chez Christie’s. Les objets faisaient partie d’un ensemble de bronzes appartenant à une fontaine représentant les 12 animaux du calendrier chinois, volés au Palais d’été de Pékin de l’empereur Qianlong (1735 – 1795) mis à sac par des soldats britanniques et français en 1860. Le gouvernement chinois exigeait purement et simplement le retour des pièces, avant de tenter d’en empêcher la vente. L’acquéreur desdites pièces, Cai Mingchao, collectionneur et marchand d’art chinois qui avait déjà récupéré un bouddha « par patriotisme » chez Sotheby’s, a aussitôt refusé de payer les 31,4 millions d’euros : certains disent par principe, d’autre par manque de liquidités. Un collectionneur au secours de l’État chinois… une situation à peine imaginable en Suisse !

Le cratère d’Euphronios

En 1971, ce vase grec était acquis par le Metropolitan Museum de New York pour la somme d’un million de dollars. Ce vase produit à Athènes date de la fin du VIe sièce av. J.-C. et servait à mélanger le vin et l’eau. Il a été produit et peint par des artisans parmi les premiers à utiliser une nouvelle technique de représentation qui laissait les figures en clair sur le fond vernissé du vase. Sur ce morceau de céramique, une scène exceptionnelle relatant l’Iliade d’Homère où le cadavre ensanglanté du héros Memnon est emmené par le Sommeil et la Mort (Hypnos et Thanatos). Soupçonné d’avoir été extrait illégalement du sol de Cerveteri (Caere étrusque) au moment de sa mise en vente, il n’est retourné en Italie qu’au début de 2009, après les investigations de ces dernières années pour recomposer la provenance exacte du vase et reconstituer l’ensemble de son parcours. Certaines pièces provenant du même pillage ont abouti au J. Paul Getty Museum de Malibu, dont la directrice Marion True a été récemment condamnée par le tribunal italien. Ce vase est l’emblème de l’ensemble des retours des antiquités dans leurs pays de provenance. Comme les héros après la guerre de Troie, et non sans quelques tribulations, les objets retournent dans leur patrie.

La Suisse, paradis des collection­neurs ? L’exemple de Genève

Le 13 septembre 1995, une saisie spectaculaire de plus de 10 000 objets archéologiques au port franc de Genève marquait le début d’une enquête qui allait apporter des témoignages d’un vaste trafic : dépôts servant à la vente, polaroïds d’objets à peine sortis de terre, factures, organigramme de l’ensemble d’une filière. Après plus de dix ans d’investigations, l’enquête a clairement démontré le rôle de la Suisse comme intermédiaire entre pilleurs, marchands d’art et certains grands musées américains. Des lois alors inexistantes en matière de biens culturels (on pouvait passer à la douane un tableau de maître au même titre qu’une caisse de tomates et le délai de réclamation par un pays tiers de certains objets n’était que de cinq ans) ont permis à deux trafiquants italiens, Giacomo Medici et Gianfranco Becchina, d’y développer un système de blanchiment et de transactions dans des zones non contrôlables comme les ports francs.

Le collectionneur privé inscrit les objets dans un choix personnel, affectif

Depuis, la Suisse a réagi et a enfin ratifié une loi de l’Unesco qui datait de 1970 (dite LTBC) ! Elle a suivi l’ONU en 2003 lors des pillages de l’Irak en interdisant pour la première fois formellement tout transfert de ces objets sur son territoire. Le délai de réclamation par un pays tiers d’un objet sur le marché suisse est désormais de trente ans. En 2007, 5 000 objets saisis en 2002 dans les dépôts de la galerie Palladion à Bâle (appartenant à G. Becchina) sont retournés en Italie, grâce aux premiers accords bilatéraux conclus avec celle-ci. À notre connaissance, aucun objet connu et présenté à ce jour dans un musée suisse n’a encore été restitué. Et qu’en est-il des acteurs et complices de ce trafic en Suisse ? On sait qu’à la différence du trafic d’armes ou de drogues (qui occupent les deux premiers rangs des trafics illégaux juste avant celui des biens culturels), le trafiquant de biens culturels ne risque pas grand-chose.

Si Bâle est fameuse pour ses galeries d’art, son musée d’Antiquité classique et sa foire d’antiquités, en Suisse romande, c’est Genève qui détient la palme de la tradition collectionniste. Le musée Barbier-Müller est aujourd’hui au centre d’une polémique concernant des terres cuites d’Afrique publiées sous la direction du directeur du Musée d’ethnographie Boris Wastiau. Cette étroite connivence entre public et privé n’est pas nouvelle à Genève. C’est vite oublier qu’en 2008 « les fleurons » des collections antiques de cette même collection Barbier-Müller étaient présentés et publiés par le Musée d’art et d’histoire. Ces trente dernières années, le MAH de Genève a exposé de très nombreux objets archéologiques sans provenance, mais assurément d’origine italienne, contre les recommandations du code déontologique de l’ICOM (Conseil international des musées).

Acquises alors légalement sur le marché de l’art par des collectionneurs privés, les objets ne proviennent pas moins de pillages. Déposés ou légués au musée par l’intermédiaire d’une association privée regroupant en majorité des collectionneurs – Hellas et Roma – le musée ne s’implique pas directement dans l’acquisition, se bornant à accepter des dons ou à en gérer les fonds. L’exposition à caractère public tend ainsi à blanchir les objets en les présentant au public et en publiant des ouvrages avec la collaboration de scientifiques. Ainsi les expositions sur l’art des peuples italiques (1993), sur la céramique d’Italie du Sud (« Le peintre de Darius et son milieu » en 1986, la collection de fragments du marchand d’art et numismate bâlois H. A. Cahn en 1997 et « Homère chez Calvin » en 2000), sur les populations antiques des Pouilles (« L’art premier des Iapyges » en 2003, qui comportait même des faux…), ont présenté pas moins de 600 objets sans provenance issus de la période de la « Grande Razzia » en Italie (ces quarante dernières années), comme l’appellent les Italiens. Les journalistes P. Watson et F. Isman, qui ont relaté les vastes investigations récentes, désignent clairement l’ancien conservateur des antiquités du Musée d’art et d’histoire, Jacques Chamay, comme intermédiaire de transactions douteuses (voir bibliographie). Le procès contre l’antiquaire italien G. Becchina en cours à Rome pourrait également mettre en lumière des rapports entre la galerie Palladion et l’Antikenmuseum de Bâle.

La Suisse doit se donner les moyens de ses lois et assainir au mieux son marché de l’art

Après les polémiques à répétition, les autorités genevoises ont enfin pris des dispositions : le Musée d’art et d’histoire se concentre davantage sur les collections d’archéologie locale. Dans un article du Temps du 2 mai dernier, suite aux polémiques relatives au musée Barbier-Müller, le patron de la culture genevoise Patrice Mugny annonçait la création d’un comité d’éthique et le retour possible de pièces douteuses.

La responsabilité du musée public est multiple. Son rôle doit être avant tout pédagogique : s’il présente de tels objets, il se doit d’informer et sensibiliser le public. Sans aucune présentation des contextes archéologiques et historiques, les hommes qui ont produit ces objets resteront dans l’ombre d’une esthétique surfaite rappelant les bijouteries des sponsors de ces mêmes vitrines. Un musée public ne doit pas être tributaire de quelques collectionneurs privés, même s’ils en sont partiellement les mécènes. Une esthétique qui va trop loin fait la part belle au marché en favorisant le goût pour l’acquisition de l’objet pour lui-même, et donc alimente le cycle du trafic et de destruction des sites. « Les collectionneurs sont les véritables pilleurs ».

Si les marchands doivent désormais tenir un registre, le « pedigree » des objets constitue encore un problème. Quoi de plus simple que d’inventer l’histoire d’une collection, comme de vases grecs « oubliés » au fond d’un coffre dans le grenier d’une bonne vieille famille genevoise ? Il est urgent donc de détenir une sorte de passeport officiel reconnu de l’objet permettant sa traçabilité.

Le problème du rapport entre public et privé est crucial. Le dernier finançant de plus en plus le premier, toute une série de problèmes émergent d’une telle collaboration : peut-on accepter qu’un collectionneur privé finance des fouilles archéologiques légales ? Il faut trouver des alternatives adaptées à notre temps. Pourquoi les associations de collectionneurs privés comme Hellas et Roma ne s’engageraient-elles pas dans le financement d’expositions pratiquant l’échange de collections entre musées, comme le recommande aujourd’hui la plupart des musées européens pour endiguer une politique d’acquisition agressive (résolution de Berlin de 1988) ? Un exemple de ce type s’est récemment développé aux États-Unis : une ancienne collectionneuse, Shelby White, a créé un Institut de recherche finançant des fouilles ou d’autres programmes scientifiques.

Il faut donc tirer les conséquences de cette longue tradition col­lec­tion­niste et repenser le rapport entre collectionneurs privés et musées publics. Notre lé­gis­la­-tion n’est pas rétro­active – la Suisse doit encore ratifier la convention plus stricte d’Unidroit –, mais les protagonistes d’un certain marché sont toujours actifs, en toute discrétion. La Suisse doit se donner les moyens de ses lois et assainir au mieux son marché de l’art. Cette responsabilité est autant celle de nos musées que de leur public et des politiques. À quand donc les premières restitutions ?


Pour en savoir plus :

  • Articles du Temps du 21 mars (A. Robert), 27 avril (E. Huysecom), 2 mai (A. Robert) et 4 mai 2009 (L. Mattet et F. Morin).
  • F. Isman, I predatori dell’arte perduta. Il saccheggio dell’archeologia in Italia, Milan, Skira, 2009.
  • L. Mattet (éd.), Le profane et le divin : arts de l’Antiquité de l’Europe au Sud-est asiatique : fleurons du Musée Barbier-Müller, cat. d’exposition du Musée d’art et d’histoire de Genève (15 mai au 31 août 2008), Paris-Genève, 2008.
  • P. Watson et C. Todeschini, The Medici Conspiracy. The Illicit Journey of Looted Antiquities, New York, Public Affairs, 2006.
  • D. Graepler et M. Mazzei, Fundort : unbekannt. Raubgrabungen zerstören das archäologische Erbe, Walter Biering, Munich, 1993.
  • www.elginism.com
  • www.nyu.edu/isaw