L’école a-t-elle perdu la culture ?

Numéro 13 – Mars 2007

Pour répondre à la consultation lancée par le Conseil fédéral au sujet des Conventions de l’Unesco, la Coalition suisse pour la diversité culturelle appelait, en janvier dernier, les représentants de tous les secteurs de la culture et de la recherche à se réunir à Berne. Quelque 120 personnes ont fait le déplacement, mais parmi elles, aucun enseignant… Une absence qui en dit long sur une instruction publique obnubilée par le libre marché. Analyse.

Décembre 2006. Le Conseil fédéral met en consultation la ratification des Conventions de l’Unesco pour la diversité culturelle (2005) et la protection des patrimoines immatériels (2003). L’enjeu est important. C’est le premier coup d’arrêt à une Organisation mondiale du commerce (OMC) triomphante qui, réduisant la culture à sa seule valeur marchande, entendait même lui interdire toute aide au nom de la libre concurrence et s’apprêtait, dans la foulée, à privatiser les écoles dans les négociations des AGCS.

L’assemblée générale de l’Unesco du 20 octobre 2005 a adopté la Convention sur la diversité culturelle à une très large majorité, « convaincue que les activités, biens et services culturels ne doivent pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale parce qu’ils sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens ». Elle a réaffirmé que « les États ont le droit souverain d’adopter des mesures et des politiques pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire » et mis en lumière « le rôle fondamental que joue l’éducation dans la protection et la promotion des expressions culturelles ». Restait à ratifier cette convention par au moins 30 États, nombre déjà dépassé dans le courant de décembre.

30 janvier 2007. À l’appel de la Coalition suisse pour la diversité culturelle, 120 représentants de tous les domaines de la culture et de la recherche – y compris des grandes institutions chargées de sa diffusion (SSR) et des intérêts de ses créateurs (SSA) – se sont retrouvés à Berne pour envisager d’apporter une réponse concertée au Conseil fédéral. On n’en attendait pas tant, et il est clair que cette mobilisation pèsera de tout son poids pour maintenir et développer une politique culturelle riche.

Double étonnement

L’absence de tout représentant des enseignants est symbolique et doublement étonnante : d’une part, les enseignants constituent depuis toujours un corps très actif à tous les niveaux dans la vie culturelle. D’autre part, l’école est le premier et le plus important vecteur de diffusion de la culture. En Suisse, la lutte pour l’instruction publique généralisée a été menée au nom de la démocratie naissante dès le milieu du XIXe siècle avec une très grande efficacité et confiée à un corps de citoyens dévoués à la chose publique et respectés pour cela : les instituteurs. Alors que l’industrialisation bat son plein, le tissu économique et social se diversifie et se modernise rapidement. Aussi bien l’État que l’économie ont besoin de citoyens libres sachant au moins lire, écrire, compter. Il faut les former, et aussi les intégrer à leur futur rôle de citoyens. La scolarité devient obligatoire.

Les écoles des pays développés laissent sur le carreau de 15% à 20% d’illettrés

Et pourtant, on s’aperçoit soudain, au tout début de ce XXIe siècle, que les écoles des pays démocratiques développés laissent sur le carreau de 15% à 20% d’illettrés. Un jeune sur cinq exclu d’emblée de la compréhension de tout message un peu complexe que véhicule notre société. Promu au chômage ou au sous-emploi. L’attitude des « nouveaux pédagogues », ceux qui ont proliféré depuis la fin des années 1980 promoteurs d’EVM 2000 et autres rénovations genevoises, est pour le moins étrange. Ils nient. Encore un sale coup des capitalistes de l’OCDE qui veulent rentabiliser !

Priorités inversées

Plus à l’Est, côté germanique, on trouve une autre variété de modernistes qui assimilent l’école à une entreprise, veulent y introduire la concurrence, appellent désormais les élèves des « clients », parlent de new public management, etc. Antagonistes ? En apparence. Ils ont en commun les uns et les autres leur rupture avec la culture fondée sur un raisonnement purement économiste. Pour les uns, l’école doit donner des titres à tout élève indépendamment de ses performances pour qu’il puisse se placer sur le marché ; évaluer ses progrès, mettre des notes, c’est exclure ; transmettre des savoirs presque un crime. En tout cas, c’est dépassé. Les autres promettent des lendemains qui chantent aux gamins nourris d’informatique dès cinq ans et d’anglais – prénatal si c’était possible.

L’ambition de transmettre la connaissance est jugée ringarde

On assiste depuis deux décennies à une inversion des priorités de l’instruction publique. Si les pionniers de la démocratie lui attribuaient la mission de former d’abord des citoyens et secondairement d’être aptes à apprendre un métier à sa portée, il n’est désormais question plus que des savoirs utiles pour se placer sur le marché de l’emploi. Un marché insaisissable, abstrait. Parce que la vision économiste de l’OMC est un découpage réducteur de ce qu’est l’économie, rabougrie à un seul paramètre : le marché libre. Évidemment, ça ne marche pas.

Acteurs en éveil

À la décharge des enseignants et de leurs organisations, les grands absents de la renaissance actuelle du débat culturel, il faut dire que les dernières années n’ont pas été tendres pour eux. Leur ambition de transmettre la connaissance était jugée ringarde. Et pourtant, il ne faut pas peindre le diable sur la muraille : de très nombreux enseignants emmènent encore leurs élèves aux concerts, musées, expositions, au théâtre. Mais en tant que corps, ils se sont laissé éloigner de leur source, la culture, dont ils doivent être des acteurs en éveil pour en être les ambassadeurs auprès de leurs élèves. Mais le pire n’est jamais sûr. Aucune société n’est jamais parvenue à éteindre la soif de connaissances, de ces valeurs immatérielles que véhicule la culture, du rêve, de l’imaginaire, de la diversité.