Les leçons à tirer du naufrage des Docks

Numéro 13 – Mars 2007

L’expérience des Docks lausannois, au bord de la faillite après une année d’exploitation, montre qu’il ne suffit pas d’avoir un public demandeur, une salle bien équipée et un programmateur motivé pour trouver les clés du succès. Il faut aussi un peu d’espace pour le zeste de génie créateur… À l’heure où la Ville de Lausanne, propriétaire des Docks, et la fondation qui les gère, se rejettent mutuellement les responsabilités, trois personnalités romandes de la scène des musiques actuelles reviennent sur la question : Tanguy Ausloos, président de Petzi, association faîtière des clubs suisses, et ancien président de E la nave va, Pierre-Jean Crittin, rédacteur en chef du magazine Vibrations, et Michael Kinzer, ancien administrateur du Cargo, club de l’arteplage neuchâteloise d’Expo.02.

Aujourd’hui, tous l’affirment dans le milieu des musiques actuelles : personne n’a cru à la formule des Docks. Personne n’a donc été surpris du peu de succès que le club a remporté dès son ouverture, ni de ses graves problèmes financiers. « Il y a déjà eu maldonne dans le nom de « club », explique Tanguy Ausloos. Les Docks ont voulu se donner cette image, alors qu’ils sont en fait une salle de concerts, avec une programmation variée, ce qui en soit n’est pas un problème. Un club, c’est un lieu avec une âme, où les gens viennent les yeux fermés, parce qu’ils font confiance au programmateur, et parce qu’ils savent qu’ils vont y retrouver des têtes familières. »

À l’heure actuelle en Suisse, les clubs de musique sont soit privés, contraints à une programmation rentable de musiques plutôt commerciales, soit associatifs, reposant sur des forces bénévoles, pouvant se permettre des affiches plus audacieuses. Les Docks faisaient figure de club d’un type d’exploitation et de vocation hybride. D’initiative publique, il devait remplir sa salle de 1’000 places avec une programmation à la fois prestigieuse et locale, mais avec une subvention minime en comparaison des autres lieux de culture officiels (100’000 francs) ; il devait être géré non pas par une association, mais par une fondation ; il promettait des prix d’entrée attractifs, tout en renonçant aux soirées dansantes (qui sont une source importante de revenus pour les clubs).

« Un modèle ingérable »

« Cela partait d’une bonne volonté politique, commente pour sa part Michael Kinzer. La Municipalité décidait de faire un effort dans la direction des musiques actuelles. Mais le modèle choisi est ingérable. Avec une si petite enveloppe de subventions, c’est impossible de combiner une structure de fonctionnement professionnalisée et une programmation attractive et exclusive. Aux Docks, dès l’ouverture, on était loin du « Vivier des musiques actuelles » qu’on nous avait vendu avant l’ouverture. » Pierre-Jean Crittin renchérit : « Ils étaient sûrs que cela allait cartonner. Pour moi, ils ont péché par orgueil. » Selon lui, l’erreur des municipaux lausannois a été de croire qu’ils pouvaient « acheter sur plan » une scène de prestige des musiques actuelles, comme ils l’avaient fait avec le Ballet Béjart pour la danse, mais à un prix soldé.

Ils ont espéré ressusciter le mythe de la Dolce Vita, qui avait fait de Lausanne une des capitales européennes du rock, mais sans son âme : la gestion associative. « Ils n’ont pas reconnu que le succès de la Dolce Vita tenait à l’association d’énergies libres et complémentaires », explique le rédacteur en chef de Vibrations. Comme des pieds de nez aux efforts officiels, deux clubs « associatifs » de rock ont vu le jour ces dernières années à Lausanne dans les anciens cinémas du Bourg et du Romandie… Ils remportent un beau succès auprès du public.

L’avenir des Docks est-il dans le modèle associatif ? « La gestion par une fondation a donné confiance aux autorités, car cela leur permettait de garder un droit de regard, explique Michael Kinzer. Mais cela rigidifie le système. Le modèle associatif, plus léger, offre une plus grande adaptabilité dans le domaine mouvant des musiques actuelles novatrices, dites alternatives. » Une salle officielle pour les musiques actuelles, qui sont par essence plutôt contestataires, est-elle viable ? « Je n’y crois pas, répond Tanguy Ausloos. Mais je ne suis pas borné, ça doit être possible avec assez de subventions. »


La scène rock, un vivier démocratique et créatif

Considérée longtemps comme une « scène défouloir » pour jeunes alternatifs, la scène rock autogérée, tolérée par les autorités, se pérennise. Tout tend à démontrer qu’elle joue un rôle de catalyseur social et artistique dans la communauté urbaine.

À Fribourg, Fri-Son, qui exploite deux salles dont une de 1’500 places, fêtera l’an prochain ses 25 ans. À 15 ans révolus, Bikini Test, à La Chaux-de-Fonds, peut se targuer d’avoir accueilli les débuts de Ben Harper et survécu à un incendie. À Lausanne, le feu de la Dolce Vita n’est pas éteint. L’association E la nave va, créée à la fermeture du mythique club de la rue César-Roux (1999), n’a jamais cessé de militer pour l’animation des nuits lausannoises. Depuis l’automne 2006, l’association a la pleine jouissance du Romandie, devenu l’un des lieux les plus « tendances » de la région. Soutenue par la Municipalité, l’association exploitera une salle originale de 200 places, aménagée sous les arches souterraines du Grand Pont, en 2008.

Qu’est-ce que la communauté urbaine gagne à encourager les clubs alternatifs et les associations qui les gèrent ? « En plus de son apport culturel, une association comme E la nave va joue un grand rôle de socialisation pour les jeunes adultes », explique Tanguy Ausloos, président de Petzi, association faîtière des clubs suisses des musiques actuelles, et ancien membre de la Dolce Vita. Pierre-Jean Crittin, rédacteur en chef du magazine Vibrations sourit. Lui-même avoue avoir fait ses premières armes de journaliste comme chargé de presse du club de rock…

Les clubs de musiques actuelles seraient-ils des lieux d’apprentissage de la vie en société au même titre que les jeunesses de village, les partis politiques ou les clubs sportifs ? « Reposant presque entièrement sur le bénévolat, les clubs offrent aux jeunes un projet communautaire dans lequel ils peuvent acquérir de nombreuses expériences sociales, ajoute Tanguy Ausloos. C’est souvent là qu’ils assument leurs premières responsabilités, comme tenir une caisse. Pour eux, cela signifie qu’ils sont dignes de confiance. Valorisés, ils apprennent ensuite à se faire entendre, à défendre des projets. Pour moi, ce sont les prémices de la démocratie. Enfin, l’expérience est formatrice : ceux qui le souhaitent peuvent développer leurs compétences dans la structure d’organisation, les techniques de la scène ou la dimension artistique. »