Politique culturelle neuchâteloise – « Un arrière-goût de marketing »

Numéro 13 – Mars 2007

On le sait depuis quelques mois : à Neuchâtel, la nouvelle politique culturelle cantonale sera « rationnelle » ou ne sera pas. Dévoilé à la fin de 2006 par la ministre libérale Sylvie Perrinjaquet, le « Plan d’intention en matière de politique culturelle » veut endiguer le saupoudrage, établir une hiérarchie entre les activités culturelles et favoriser surtout les « événements phares » qui permettront au canton de rayonner à l’extérieur… Quel sera son impact sur la scène culturelle ? Et quid des indépendants, qui ne se retrouvent dans aucune des catégories fixées par l’État ? Pour Matthieu Béguelin, comédien et metteur en scène, et Philippe Vuilleumier, comédien, cette vision marketing de la culture dénote une grave méconnaissance du terrain.

Gérer l’offre théâtrale du canton de Neuchâtel comme celle d’une seule agglomération urbaine. Avec poigne et sans crainte de la sélection. Tel est le mot d’ordre du « Plan d’intention en matière de politique culturelle » présenté par Sylvie Perrinjaquet à la fin 2006. La conseillère d’État libérale, cheffe du Département de l’éducation, de la culture et des sports, souhaite s’appuyer sur les communes comme sur des quartiers, et utiliser les Centres culturels de Neuchâtel et de La Chaux-de-Fonds comme des tremplins raisonnés pour les talents émergents. Coup de force, la publication de ce plan est intervenue avant la fin des discussions du groupe de travail réuni par l’État autour du projet d’un unique Centre dramatique régional (fusion de la troupe du Passage et du Théâtre populaire romand), mettant les communes du Réseau urbain neuchâtelois et les acteurs culturels devant le fait accompli.

« Les limites de l’arrosoir »

« Ciblée et ambitieuse », la nouvelle politique culturelle cantonale vise à rationaliser les dépenses publiques et endiguer le saupoudrage. Il se propose enfin de mettre en place un mode d’évaluation « objectif » des projets artistiques, notamment au travers d’un questionnaire détaillé. « Ciblée, la politique culturelle du canton doit indéniablement l’être, en raison des contraintes financières qui s’exercent aujourd’hui sur les budgets des collectivités publiques, explique la politicienne dans l’introduction de son plan d’intention[1]. Ciblée, l’aide de l’État doit aussi le devenir, en réponse aux limites reconnues de la « politique de l’arrosoir. »

L’œuvre passe du statut de « création » à celui de « produit »

Cette nouvelle politique aura-t-elle un impact positif sur l’art dramatique dans le canton de Neuchâtel ? Quelles en seront les conséquences pour la scène indépendante ? Analyse commentée par Matthieu Béguelin, comédien et metteur en scène, à Neuchâtel, et Philippe Vuilleumier, comédien, à La Chaux-de-Fonds.

L’œuvre, un produit à valeur ajoutée

Ce qui frappe à première vue dans ce document, et en particulier l’avant-propos de Sylvie Perrinjaquet, c’est qu’« il n’est laissé aucune place à la valeur de l’art pour le tissu social, ni à ce que représente la culture pour l’État de Neuchâtel. Pour nous, ce plan a un arrière-goût de marketing », commente Matthieu Béguelin. L’État annonce clairement qu’il ne va plus soutenir des créations pour leur démarche artistique, mais pour leur valeur ajoutée en termes d’image et de visibilité à l’extérieur du canton. « Le message est en quelque sorte, ‹ je te soutiens si tu passes à la télé ›. Et ça, c’est extrêmement dangereux. L’œuvre passe du statut de création à celui de produit. » Les projets phares permettent au canton de rayonner à l’extérieur de ses frontières, stipule le plan d’intention. « En projetant une image positive et dynamique de notre région, ils attirent un public romand, suisse et international. Les retombées financières dans le secteur du tourisme et du commerce ne sont pas négligeables. Une région vivante est attractive. C’est un atout non négligeable lors du choix de l’établissement de cadres moyens ou supérieurs. »

L’État veut mettre en place un mode d’évaluation « objectif » des projets artistiques, au travers d’un questionnaire détaillé

La nouvelle politique de subventionnement hiérarchise les activités culturelles en quatre catégories : les « événements phares », dont la visibilité est extra-cantonale ; la « vie culturelle diversifiée » et la « culture populaire vivante », qui met la création indépendante, le théâtre et la culture populaire dans le même panier ; les « talents émergents », qui « offrent une valeur ajoutée et une marge de progression » ; enfin, le « jeune public », qui forme la relève de « consommateurs et acteurs culturels de demain ». La catégorie des « événements phares » bénéficiera de contrats de confiance de l’État. Les jeunes talents, épaulés par les centres culturels, pourront bénéficier d’aide à la création, voire de contrats de confiance de trois ans. Au terme de quoi ils devront avoir trouvé une autonomie. « Ils plaisantent ? Dans notre créneau, c’est quasi impossible de trouver des sponsors. Lorsque les émergents auront émergé, ils se retrouveront dans la même situation que nous… » s’amuse Philippe Vuilleumier.

Les indépendants exclus

Ni événements phares ni talents émergents, la majorité des comédiens indépendants ne voient leur profil mentionné dans aucune des catégories définies par l’État. « On n’est nulle part, constate le comédien, amer. C’est pénible de ne pas être reconnu, de sentir que toute notre force d’expression créatrice est considérée comme un problème qui embête. C’est une forme d’exclusion. » Pour eux, l’aide se restreint à des soutiens « subsidiaires et ponctuels », au même titre par exemple que les manifestations de jubilés populaires. « La scène indépendante a besoin de contrats de confiance renouvelables », martèle le comédien chaux-de-fonnier.

« La scène indépendante n’est pas du « sous-théâtre » et ses acteurs ne sont pas les recalés du théâtre institutionnel ! »

« Ce plan d’intention dénote une grave méconnaissance du terrain, critique Matthieu Béguelin. L’intention de l’État est visiblement de faire diminuer le nombre de compagnies indépendantes, tout en louant la grande richesse et la diversité de l’offre culturelle neuchâteloise. Dans le canton, 90% de la création est l’œuvre de la scène indépendante. Avec des moyens minimes, nous offrons un vivier formateur et générons des emplois locaux. En revanche, les compagnies institutionnelles, comme le Passage ou le TPR, travaillent le plus souvent avec des comédiens qui ne sont pas Neuchâtelois. »

Le défi pour les compagnies indépendantes sera donc de se hisser dans les catégories valorisées par l’État. La principale impulsion du canton vise à les faire s’exporter. « Ce qui est quasi impossible lorsqu’on n’a déjà pas les moyens de se salarier soi-même pour l’administration et la communication de sa troupe. Le démarchage prend énormément de temps et coûte cher ! On nous donne comme exemple la troupe du Passage, qui joue à Vidy, et en France. Mais on ne peut pas rivaliser avec des gens qui ont les facilités du réseau institutionnel et peuvent se payer des administrateurs de tournée. »

Paupérisation

Déjà précaires, les conditions de vie des indépendants risquent encore de se paupériser. « En ne permettant pas au théâtre de vivre correctement, on fragilise le tissu social, note Philippe Vuilleumier. Car si nous existons, ce n’est pas seulement parce que nous recevons le soutien des collectivités publiques, mais surtout parce qu’un public se déplace pour nous voir. L’État oublie que la culture, ça se soigne. Le miroir de l’art est nécessaire à la qualité de vie communautaire. Enlevez l’étincelle de la culture dans la communauté urbaine, ça devient vite l’horreur… »

« Enlevez l’étincelle de la culture dans la communauté urbaine, ça devient vite l’horreur »

Pour appliquer sa nouvelle méthode de tri des projets artistiques, l’État a introduit un questionnaire détaillé. Avec l’aide de commissions consultatives, le gouvernement appréciera chaque dossier en fonction notamment « de son intérêt et de son ambition, de son caractère novateur, du lien avec le canton et avec la population, de l’impact du projet dans et à l’extérieur du canton et du principe de subsidiarité/complémentarité du soutien cantonal ».

« Devoir argumenter pour chaque point augmente encore la charge administrative. À la fin, ce seront surtout les plus débrouillards qui parviendront à obtenir le soutien de l’État, pas forcément les plus doués… » regrette Matthieu Béguelin, qui se demande enfin si le Département de la culture a les moyens de ses ambitions. Deux postes et demi pour gérer l’ensemble de la politique culturelle cantonale, musées, bibliothèques, monuments et sites compris, c’est peu, en effet.


La colère des indépendants

Le groupe de travail réuni par l’État autour du projet de Centre dramatique régional unique (fusion de la troupe du Passage et du Théâtre populaire romand) a été désagréablement surpris par la publication, en novembre, du nouveau « Plan d’intention en matière de politique culturelle » du canton de Neuchâtel, avant la fin de ses pourparlers. Qui plus est, cette publication a coupé l’herbe sous les pieds des représentants de la scène indépendante, qui avaient déposé une nouvelle proposition d’organisation de l’ensemble du théâtre professionnel neuchâtelois. « Le plan d’intention de l’État a été publié avant que notre proposition ait été discutée au sein du groupe de travail, regrette Philippe Vuilleumier, représentant des indépendants. Mais nous sommes fermement décidés à faire reconnaître la valeur de notre démarche artistique. » Le comédien rappelle que la scène indépendante n’est pas du « sous-théâtre » et que ses acteurs ne sont pas les recalés du théâtre institutionnel. « Notre créneau artistique est plus audacieux, expérimental, moins soumis aux modes et aux contraintes officielles. » C’est aussi le vivier d’où émergent les nouvelles tendances.

Dans leur rapport, les indépendants souhaitent que la scène neuchâteloise soit régie par une volonté de complémentarité entre les démarches artistiques. « En lieu et place d’une conception consacrant une hiérarchie entre institutions et indépendants, nous prônons un véritable dialogue entre des partenaires aux fonctions complémentaires. »


[#1] Le « Plan d’intention en matière de politique culturelle » peut être téléchargé sous la section « promotion culturelle » de la rubrique culture du site www.ne.ch