La FIJOU, pour soutenir la presse romande

Numéro 54 – Avril 2017

De longue date, la pensée dominante dans les médias de notre pays répétait que plus la presse se tenait loin de l’État, mieux elle se portait. La presse appartenait à des privés qui savaient mieux que personne jouer le rôle de l’éditeur au pays de la liberté.

Aujourd’hui en Suisse romande, mis à part de vaillants acteurs cantonaux et locaux, l’éditeur papier, sauf quelques niches, est entré en déshérence. Sa mort est annoncée, passons vite au numérique et pas d’acharnement thérapeutique, nous trouverons bien un nouveau modèle économique telle est la nouvelle pensée convenante en Suisse romande, du moins dans les colonnes du Temps : « Il faut rester rentable – c’est le prix de la liberté [1] ». Toute la question est dans ce mot : c’est quoi être rentable ? Les critères des actionnaires ou ceux de la société dans son ensemble ? Et de quels actionnaires ? Le président du conseil d’administration du Temps ne décide plus, il entérine - c’est à Berlin que le groupe Ringier/Axel Springer a éteint le poumon artificiel de l’Hebdo. Stéphane Garelli ne peut rien faire d’autre non plus que se contredire, en concluant par une ode à l’utilité de la presse « au même titre que les institutions politiques, l’économie et le monde culturel [2] ».

Mais la question de la rentabilité hante le débat sur la presse. On la chasse – la gauche fait un effort et découvre que même la presse privée fournit des prestations de service public – elle revient par la fenêtre : peut-on attribuer des subventions pour assurer la parution du Temps, sachant qu’elles vont surtout contribuer au taux extravagant de profit visé par les groupes Ringier/Axel Springer ou Tamédia ?
On remarquera en passant que les éditeurs privés, qui s’offusquent d’une possible intervention de la collectivité dans leurs affaires, n’hésitent pas à exiger de démolir le service public de la SSR pour leur permettre de se développer dans l’audiovisuel, mais passons.

Au lieu de publi-reportages,
des reportages publics !

Il faut aider le journalisme romand à survivre, empêcher un titre romand comme Le Temps de disparaître – ou aider un ou plusieurs nouveaux titres à naître sur les cendres de l‘Hebdo ou sur de nouveaux terrains. L’information est un bien public, à préserver même si elle n’est plus rentable. Les ventes, les abonnements et la publicité ne suffisant plus à couvrir les frais de rédaction, d’impression et promotion de ces journaux, (qu’ils paraissent sur papier ou en ligne), il faut et il suffit de s’assurer que l’aide publique ne soit pas détournée de ses buts : permettre à des journalistes de vivre de leur travail et d’être publiés dans des organes touchant un large lectorat.

Quels devraient être les critères d’une aide publique directe à des médias imprimés ou en ligne ? Faudrait-il la réserver aux titres sans but lucratif ? Cette question reste ouverte. La Confédération ou les cantons pourraient réserver leurs subventions à des médias qui, soient-ils sous forme d’associations, fondations, coopératives ou SA, auraient dans leurs buts d’être non lucratifs. Toutefois un tel critère aurait l’inconvénient d’exclure la plupart des titres ayant aujourd’hui un lectorat important et largement fidèle, et qui sont néanmoins en danger.
On peut aussi considérer qu’il n’est pas d’importance prioritaire que l’éditeur réceptionnaire de cette aide soit intégré à un groupe local ou international, qu’il soit fauché ou qu’il redistribue des dividendes, pourvu que cet éditeur fasse son travail d’éditeur et assure au contenu journalistique soutenu par la collectivité une diffusion qui lui permette de retourner, par la lecture, à la collectivité. L’essentiel est que cette activité à l’échelle romande puisse survivre et se développer sous de nouvelles formes adaptées à notre temps, quel que soit le vecteur économique qui réalise la prestation : mécénat privé, public, associatif, ou capitaliste.

L’importance des filtres

Les éditeurs du Temps et de TAMEDIA essaient de trouver leur réponse à la perte de la rentabilité de la presse d’information et elle est extrêmement mauvaise. Ils n’hésitent pas à franchir d’eux-mêmes le pas de la perte d’indépendance rédactionnelle en promouvant, pour retrouver des revenus, des publi-reportages sous des formes diverses [3]. Une pratique suicidaire pour la crédibilité du journalisme. Il est grand temps d’encourager nos éditeurs à faire un pas en arrière et à retrouver une indépendance éditoriale sans laquelle la presse ne peut prétendre garder son utilité sociétale. Dans ce sens, les éditeurs privés seraient malvenus de s’offusquer d’une intervention de la collectivité si celle-ci permet d’effectuer des reportages qui font honneur à l’indépendance éditoriale ou si elle permet de sauver les dernières rotatives de Suisse romande.

Mais quel type d’intervention ? Il y en a plusieurs. Outre une aide directe à l’impression et à la distribution des journaux, ou proportionnée à la diffusion en ligne et/ou une mesure des contenus originaux produits, un double mécanisme d’aide indirecte peut être mis en place sans délai. Ceci sans avoir à créer des monstres institutionnels et surtout sans courir le risque d’un contrôle politique sur le contenu éditorial.

Une plateforme associative romande, créée et gérée par les professionnels eux-mêmes en partenariat avec les autorités politiques, la FIJOU (association pour le financement du journalisme), se chargerait de recueillir les fonds provenant des sources les plus diverses, du crowdfunding aux taxes publicitaires sur les fenêtres étrangères et aux câblo-distributeurs Swisscom TV, UPC (etc.), en passant par les aides cantonales et celle de l’Organe de répartition romand de la Loterie Romande.

La FIJOU – fonds de soutien
à l’enquête et bourse romande du journalisme

LA FIJOU serait gérée non par l’État mais par des professionnels des médias, qui se substitueraient ainsi de fait collectivement aux éditeurs privés devenus incapables de garantir les pulsations du cœur du métier de journalisme en Suisse romande. Ces fonds seraient attribués selon des critères économico-politico-culturels : des aides de démarrage à de nouveaux organes, des fonds de soutien à des titres existants indispensables à leur région et menacés de disparition, et enfin une aide ciblée sur le contenu journalistique indépendant et sa publication par un titre romand ou national, y compris ou non des titres présumés « rentables ».
Une telle plateforme est à créer sans délai, même avec peu d’argent au départ, pour éviter l’effet de cassure qui risque de voir de nombreuses compétences journalistiques migrer vers d’autres secteurs et la société romande perdre ainsi un savoir-faire précieux. La sélection enquêtes serait ouverte aux projets de journalistes indépendants, ou, à des conditions plus restrictives, à des enquêtes provenant de rédactions (pourvu qu’elles soient ensuite proposées à la bourse comme les autres).

Une fois financées et menées à bien, ces enquêtes écrites, audio ou audiovisuelles, destinées aussi bien au papier qu’au web, seraient en effet proposées à une bourse des reportages publics ouverte à tous les éditeurs romands à des conditions avantageuses – ce serait donc pour les éditeurs des articles subventionnés – et ils devraient porter la mention « FIJOU », et au-delà, à des conditions moins avantageuses, aux éditeurs de tout le pays.  Les prix payés par les éditeurs pour ces enquêtes seraient étagés en fonction de la taille de leur lectorat, afin que dans cette bourse de service public une forme de… concurrence équitable soit rétablie…

Ce modèle est une proposition destinée à ouvrir des perspectives, aussi bien dans la profession que pour le monde politique. Toutes les contributions pour l’améliorer sont les bienvenues !

[#1] Stéphane Garelli, Le Temps 18.3.2017
[#2] Idem
[#3] Notamment de nouvelles publications entièrement sponsorisées ou classées « Life style », ce qui cache mal leur raison d’être prétexte à la publicité sur papier glacé.