Marc Atallah mixe cinq ans de Numerik games

Numéro 67 – Septembre 2020

Depuis sa création en 2015, le Numerik Games Festival rassasie les geeks sans laisser sur sa faim le grand public. Au manettes, Marc Atallah prépare cette curieuse édition 2020 sur le thème du monstre.

Tout est parti d’une rencontre entre le désir d’une ville, Yverdon-les-Bains, et celui d’un homme, Marc Atallah, épaulé
par son équipe de la Maison d’Ailleurs, dont cet enseignant à l’Université de Lausanne est le directeur et le curateur. « La thé­matique numérique semblait poin­tue et nous l’avons testée d’abord sur une seule soirée en 2015, avec un succès qui se renouvelle d’année en année et un festival qui dure désormais trois jours », relate le principal organisateur. Il prépare une nouvelle édition déplacée d’août à mi­novembre en raison de la crise sanitaire qui a paralysé la cul­ture et grippé nos vies depuis mars 2020.

Le virus accompagne sa réflexion sur le bilan de ces cinq ans au service de l’art et de la culture numérique. « J’ai dû songer à tout annuler et tout renvoyer à 2021, mais voyant le numérique prendre une place énorme avec cette pandémie, j’ai pensé que notre festival, précisément, devait en faire quelque chose. Depuis cinq ans, le public répond avec le cœur, nos premiers partenaires sont tous fidèles et nous en avons gagné d’autres, les Hautes écoles sont là avec l’ECAL, la HEAD, le Centre professionnel du Nord vaudois et, depuis 2019, le festival est coproduit par la HEIG-VD et l’Université de Lausanne ». La pro­grammation se veut toujours intello et populaire à la fois : « J’ai résisté depuis le début aux gens qui sou­hait­aient une ligne artistique car je préfère être pris dans différents échos, je me sens plus libre et le public aussi, qui peut choisir ce qui lui plaît dans les jeux, les ateliers, les conférences, les spectacles, les animations, les expos », souligne Marc Atallah. A noter que la contribution de l’UNIL passera cette année par la première présentation publi­que en Suisse de la reconstitution en 3D du temple de Palmyre, détruit par Daesh…

Organisateurs, exposants, conférenciers et artistes invités se sont adaptés pour permettre à cette édition d’exister. Le mot « enthousiasme » revient volontiers chez lui, parce que « ça marche ». A quelque chose malheur est bon : le musée s’apprête à accueillir sa nouvelle expo intitulée « Je est un monstre » et le SARS-CoV-2, qui n’a pas encore livré tous ses secrets, s’inscrit bien dans cette mystérieuse catégorie. « Le monstre peut être quelque chose qui montre la monstruosité ou la fragilité de nos organisations », esquisse le spécialiste. Dès le 12 novembre, la Maison d’Ailleurs plongera ses visiteurs de l’Antiquité à nos jours, avec cette « figure critique » du monstre qui sert souvent à « pointer la norme » qui tisse ou corsète nos sociétés. Marc Atallah signale, par exemple, la figure de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, ou rappelle que les envies à combler prêtées aux femmes enceintes viennent d’un imaginaire religieux, qui associait certaines pensées à l’accouchement d’un enfant anormal, comme si la femme pouvait engendrer un monstre par son désir insatisfait…

J’ai dû songer à tout annuler et tout renvoyer à 2021, mais voyant le numérique prendre une place énorme avec cette pandémie, j’ai pensé que notre festival, précisément, devait en faire quelque chose

Le robot (thématique 2019) laisse donc la place, en 2020, à une autre entité et cette monstruosité à double tranchant – inquiétante et fascinante – va s’emparer du festival. « Les artistes invités pour l’exposition participeront également
aux Numerik Games », se réjouit Marc Atallah, qui prépare lui-même un événement consacré au premier recueil d’images de Giger, nommé Necronomicon comme le livre maléfique fantasmé par Lovecraft. Parmi les grands invités, le romancier Alain Damasio viendra avec deux performances sonores, littéraires et colorées, dont l’une accompagnée par un guitariste d’Alain Bashung. Spécialiste de la mutation numérique du livre, l’écrivain François Bon lira des extraits de ses retraductions de Lovecraft dans une ambiance multimédia ; avec des jeux, des concerts et des performances, une salle du château d’Yverdon sera d’ailleurs dédiée à Lovecraft pour ressusciter la monstrueuse entité cosmique Cthulhu, dont on dit pourtant qu’elle est engloutie dans le Pacifique…

Yverdon-les-Bains prendra des allures envoûtantes et cool entre les murs de la Maison d’Ailleurs, mais aussi en divers points de la ville puisque l’édition 2020 (entièrement gratuite) ne sera pas concentrée comme les autres sur le site d’Y-Parc. La manifestation offrira une tribune au Prix de l’Ailleurs, attribué à l’issue d’un concours de nouvelles de SF dont ce sera la troisième année avec un volume annoncé sous le titre Après ! aux éditions Hélice Hélas. Enfin, une zone cinéma spécialement conçue sur un canal avec un plancher transparent sera dédiée à des films sur le thème ambigu du monstre ou de la monstruosité, présentés par le Festival international de Films de Fribourg et le Festival du Film et forum international sur les droits humains. Ces deux manifestations suspendues par la crise sanitaire trouvent ainsi un refuge provisoire au sein des Numerik Games pour ce que Marc Atallah nomme « une collabo­ration intercantonale et inter­festi­valière ».

Cette mise à distance du coronavirus révèle la résilience de la culture romande, qui ins­crit ce nouveau monstre dans le cadre d’une longue histoire sociale, politique et culturelle. 

numerik-games.ch du 13 au 15 novembre 2020