Comment Delémont BD s’est casé dans le calendrier

Numéro 59 – Septembre 2018

Le festival jurassien de bande dessinée a vécu en juin dernier sa quatrième édition. Il est devenu l’une des manifestations culturelles les plus importantes du canton. Et ce n’est peut-être pas par hasard.

Leur pression tiédit sur la terrasse du café de l’Espagne par un 35 degré historique. Eux, les deux habitués du troquet, regardent d’un oeil sceptique et brumeux les drapeaux jaunes flotter dans les rues de la vieille ville de Delémont. « Pour qui on se prend ? » dit l’un. « On n’est pas à Sierre » répond l’autre. Leur silence est lourd et la canicule historique : le festival Delémont BD est lancé. Nous sommes en juillet 2015 et Zep inaugure la fonction de « Grand Trissou » d’une première édition qui réunira, n’en déplaisent aux sceptiques, quelque 8000 visiteurs.

J’aime les courageux, ceux qui rament contre l’aquabonisme et l’inertie. Un festival de bande dessinée dans le Jura a tout son sens. Le plus petit des cantons suisses a acquis son indépendance en grande partie grâce à ses artistes et à son esprit d’impertinence. La culture s’y développe au gré des initiatives privées. Elle est riche. Mais elle est sans cesse guettée par la bien-pensance, la conformité ou l’épuisement. Comme partout. Mais nous ne sommes pas partout. En 2015, l’épopée Les Indociles des auteurs Camille Rebetez et Pitch Comment rappelle qu’une certaine liberté de penser et de créer est née au Café du Soleil à Saignelégier et que nous en sommes les héritiers. Côté caricatures, personne n’a jamais pu faire déposer les stylos aux enquiquineurs, la Tuile de Marchand est toujours là, Vigousse grouille de Jurassiens et un nouveau média satyrique de poche, La Torche 2.0, se prépare dans les smartphones. Au rang plus sérieux, quelques jeunes artistes jurassiens se glissent fort bien dans les cases des éditeurs de bandes dessinées.

Philippe Duvanel le sait. Une légende circule : l’ex de BDfil serait venu à Delémont un après-midi de 2014 pour rencontrer la poignée d’inconscients qui caressaient le rêve d’un festival de bande dessinée dans le Jura. Arrivé dubitatif pour deux heures, le Vaudois a finalement raté plusieurs trains de retour pour Lausanne. Delémont BD est née de ce contact décisif dans la capitale jurassienne. Mais comment la manifestation a-t-elle pu perdurer, au point de devenir, en 2018, l’une des plus importantes manifestations culturelles du canton ? Il a fallu les contacts de Philippe Duvanel, son exigence, mais aussi la volonté et l’endurance d’un comité d’organisation têtu et infatigable, un conseil de fondation encourageant, une ville énergique et volontaire. Et comme partout dans le Jura, une manifestation comme Delémont BD n’aurait pu vivre une seule seconde sans l’engagement des bénévoles qui n’ont d’autre motivation, à part la fondue géante du samedi soir, que la réussite d’une manifestation et l’envie de vivre ensemble une expérience de fous. Ils sont en moyenne 160 chaque année, et Delémont BD repose sur leur bonne mais fragile volonté.

Les auteurs, eux aussi, s’y sentent bien. Qu’ils soient belges, français, suisses, italiens, les plumes de BD aiment les petites villes qui ne se prennent pas pour des grandes. Ils débarquent à 30, à 50. Delémont, ses fontaines, ses petits canaux, ses soirées sympas leur conviennent bien. Les « Grand Trissou » prestigieux se succèdent : après Zep, ce sera Milo Manara, Régis Loisel et François Boucq. Les expositions jouent avec le patrimoine de la ville et d’année en année, les rues s’animent davantage et prennent, durant trois jours, des couleurs d’aquarelle. Du Musée jurassien d’art et d’histoire à la Fondation Anne et Robert Bloch, tous les lieux d’expositions jouent le jeu. Les commerçants bichonnent leur vitrine. Même la paroisse catholique ouvre l’église à ces talents impénitents. Et le public grossit, pour atteindre en 2017 et 2018 les 14 000 visiteurs. Calée désormais sur trois jours à la mi-juin, réunissant une cinquantaine d’auteurs, amusante, créative, bouleversante et toujours exigeante dans sa programmation, Delémont BD a atteint une taille honorable. Nous ne la voulons pas plus grande que le boeuf. Un seul souhait: que cela dure. Le métier de superhéros est épuisant. Mais si le découragement les guette, qu’ils aillent jeter aujourd’hui un coup d’oeil sur la terrasse du café de l’Espagne : ils n’y trouveront plus que des gens heureux, qui l’avaient « toujours dit ».

Le festival est soutenu par la Loterie Romande à hauteur de 150 000 CHF