Les incertitudes du patriotisme à l’ère de la globalisation

Numéro 61 – Mars 2019

Dans le dernier numéro de CultureEnJeu, nous nous sommes intéressés à l’engagement de l’artiste, et je me suis posé la question : la patrie mérite-t-elle qu’on s’engage pour elle ? J’en étais là de mes interrogations lorsqu’un soir que je soupais chez des amis, l’un d’eux se déclara citoyen du monde. Et de décliner tous les poncifs de la bien-pensance confondus avec l’humanisme. Comme tant d’ingénuité m’agaçait, je proclamai : Moi, j’aime ma patrie. Que n’ai-je pas dit là ! L’ombre de l’UDC planait sur moi.

Les réticences à l’égard du patriotisme sont compréhensibles; son image a été tellement salie par ceux qui s’en réclament pour vilipender des moutons noirs et j’en passe. Mais un pays peut-il se passer de patriotisme ? Non, sans doute, mais ça dépend de ce qu’il recouvre. Être patriote, ce n’est pas signer un chèque en blanc sur une base émotionnelle ; en démocratie, le patriotisme est de l’ordre du civisme, de l’attachement à des valeurs communes qui nous relient à nos compatriotes telles qu’elles sont consignées dans notre Loi fondamentale. Et c’est la très grande faute des intellectuels bien pensants d’avoir abandonné l’attachement aux valeurs de notre pays à un parti qui nourrit la haine de l’autre, au communautarisme. Certes, on ne lit pas la Constitution le matin en prenant le café. Et pourtant, ça vaut la peine d’y regarder de plus près, de voir si elle est digne qu’on s’engage pour elle.

Adoptée au suffrage universel, elle reflète l’image que notre société a d’elle-même dans le temps long ; d’où la possibilité d’un décalage entre le pays légal et le pays réel. C’est la situation que nous vivons actuellement, à la source de la crise.

La première Constitution fédérale, adoptée le 12 septembre 1848, rédigée en dix mois à la suite de la victoire des Confédérés sur le Sonderbund, définit les bases d’un État démocratique original et en avance sur son temps. Outre de nombreux amendements qui y ont été apportés depuis sa création, deux révisions ont eu lieu depuis 1848 : celle, très importante de 1874, rendant notamment l’instruction publique obligatoire dans tout le pays ; et celle acceptée par le peuple le 18 avril 1999, enrichie d’amendements introduits dans la dynamique des Trente glorieuses qui sont venus approfondir un idéal humaniste et républicain de Liberté, d’Égalité et de Fraternité. C’est ce texte en sa version actuelle qui définit le pays légal. Voyons cela de plus près.

L’Égalité et la Fraternité expriment ce qui nous relie, garantit la « Cohésion interne ». La Liberté, l’espace qui est dévolu à chacun individuellement ou collectivement, n’est pas une liberté molle du n’importe quoi ; elle est plurielle, chacune est qualifiée, associée à une condition, une circonstance. S’y ajoute une quatrième valeur fondatrice de la Suisse moderne, la « Diversité culturelle et linguistique ». Contrairement aux pays qui nous entourent, les Constituants de 1848 ont choisi de reconnaître comme une richesse nos trois langues et cultures, germanophone, francophone et italophone, de les associer et de les cultiver. Après une guerre civile qui aurait pu conduire à la décomposition, ou à la domination d’une seule langue-culture avec les violences qui découlent d’un déni d’identité, la perpétuation de cette diversité nous garantit depuis 170 ans la paix civile. À l’ère de la globalisation, elle est menacée.

Un pays de liberté fondé sur la volonté de l’être

« Sachant que seul est libre qui use de sa liberté… » Cette affirmation quasi sartrienne, on la lit dans le préambule. La liberté n’est pas un droit virtuel, elle se réalise dans un engagement, dans des activités spécifiques. Elle se décline en une quinzaine de droits concrets consignés chacun dans un article : les libertés personnelle (et droit à la vie), de conscience et de croyance, d’opinion et d’information, des médias, de la langue, de la science, de l’art, de réunion, d’association, d’établissement, syndicale, de mouvement, économique…

Encore faut-il vouloir être libre. Contrairement au mythe du Progrès hérité du 19ème siècle, selon lequel l’Histoire aurait un sens en elle-même au-dessus de la volonté des hommes qui la font, la démocratie suisse se conçoit comme le fruit d’une volonté conjuguée de ses citoyens ; elle ne va pas de soi, elle n’est ni un destin, ni un acquis définitif. Sans elle, la démocratie peut disparaître. »

Une Suisse égalitaire, consensuelle, solidaire et diverse

« Sachant que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres, [.] la Confédération suisse favorise la cohésion interne et la diversité culturelle et linguistique du pays », dont « elle tient compte dans l’accomplissement de ses tâches. » « Elle veille à garantir une égalité des chances aussi grande que possible » L’association de la « cohésion interne » avec la « diversité culturelle » et « l’égalité des chances » mérite qu’on s’y arrête. Elle postule que la cohésion interne repose sur l’effort d’entretenir notre diversité culturelle et linguistique constitutive de notre identité, encourage dans ce but « la compréhension et les échanges entre les communautés linguistiques », veillant à prendre « en considération les minorités linguistiques autochtones », soutenant « les mesures prises par les cantons des Grisons et du Tessin pour sauvegarder et promouvoir le romanche et l’italien. » Garantir l’égalité des chances implique une conscience collective élevée d’être uni par un destin commun, une lutte contre une pente naturelle à accepter les inégalités comme un fait de nature, à l’indifférence envers les plus faibles. La dernière en date à avoir été supprimée est celle entre les sexes : « L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. »

Un consensus fondé sur la responsabilité individuelle et l’esprit d’initiative

Les amendements introduits durant les dernières décennies du 20ème siècle, portent un regard optimiste sur la personne, encouragent son « esprit d’initiative », son « indépendance de jugement », son « sens des responsabilités ». Lorsqu’ils s’accompagnent du sentiment d’appartenance à une collectivité, ils justifient leur encouragement par l’État : « La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que les enfants et les jeunes soient encouragés à devenir des personnes indépendantes et socialement responsables et soient soutenus dans leur intégration sociale, culturelle et politique, et, ainsi que les personnes en âge de travailler, puissent bénéficier d’une formation initiale et d’une formation continue correspondant à leurs aptitudes ». L’instruction publique est une conquête historique, à la fois un droit garanti pour chacun et une obligation qu’impose la loi : « Le droit à un enseignement de base suffisant et gratuit est garanti. » « Les cantons pourvoient à un enseignement de base suffisant ouvert à tous les enfants. Cet enseignement est obligatoire et placé sous la direction ou la surveillance des autorités publiques. Il est gratuit dans les écoles publiques. »

La diversité culturelle n’est ni le multiculturalisme, ni le communautarisme

On a tendance de nos jours à confondre diversité culturelle et multiculturalisme, qui en est l’exact contraire. Le multiculturalisme est la juxtaposition de communautés repliées sur elles-mêmes, indifférentes voire hostiles les unes aux autres, fondement du communautarisme qui résulte de l’affaiblissement de la cohésion nationale et menace actuellement nos démocraties. Le communautarisme est l’équivalent du nationalisme à l’intérieur du pays.

L’esprit de la Constitution fédérale est humaniste et républicain

Un patriotisme reposant sur la défense des valeurs constitutionnelles a non seulement du sens, mais il est une nécessité. En ces temps de crise, il est mis à mal. Et pourtant il est encore la loi chez nous, que ça plaise ou non à ceux qui veulent nous imposer le droit du plus fort contre les droits de l’homme, la concurrence entre les personnes contre l’égalité des chances, les oppositions entre communautés contre la solidarité confédérale et la cohésion interne, le multiculturalisme mondialisé qui baragouine en anglais contre notre plurilinguisme et la diversité de nos cultures. Car telles sont les notions d’inhumanité de l’idéologie dominante du pays réel qui s’est insinuée « à l’insu de notre plein gré » sous les oripeaux flatteurs de Modernité et de Mondialisation à l’opposé du pays légal.