L’œuf du coucou dans le nid du cinéma

Numéro 66 – Juillet 2020

Le besoin de voir des films et des séries n’a pas été amoindri par le confinement – au contraire, ce fut un formidable accélérateur, et les plateformes mondiales ont fait moisson de nouveaux abonnés. Y aura-t-il un « retour à la normale » ?

Quand les coiffeurs cessaient de faire crisser leurs ciseaux, personne ne venait couper les cheveux de leurs clients, mais pendant que les cinémas restaient fermés, jamais les gens n’ont autant consommé de films, de séries TV et de jeux vidéo, entièrement à l’avantage des plateformes Google, Netflix, Disney+ et des réseaux sociaux.

Le Covid se traduit donc par un effet « œuf de coucou ». Les plateformes digitales américaines se sont confortablement installées sur le canapé du salon. A la réouverture des salles cet été, les distributeurs des « majors » en rajoutent encore une couche et privent les salles de films grand public. Quelques mois de plus offerts aux plateformes de VOD pour s’installer encore plus solidement dans les foyers...

Toutefois, l’effet Covid a fait sauter un tabou dans le secteur : le plafond de la redevance a été levé pour les télévisions de service public. La SRG SSR voit son hémorragie de ressources publicitaires partiellement compensée par une augmentation de 50 millions de sa part à la redevance, comme pour les radios et TV locales.

A part ça, dans le surplus de plus de 200 millions de la redevance nouvellement perçue par l’OFCOM, il restait largement de quoi aider les producteurs indépendants de séries fiction suisses, pas du tout aidés au niveau fédéral, au mépris de la loi sur le cinéma. Bien au contraire, on pourrait dire que le gouvernement a préféré « aider » les séries de fiction américaines, en accordant au public une baisse de la redevance de 30 CHF, ce qui équivaut à un cadeau de 3 mois d’abonnement à Netflix ou Disney+...

La politique fédérale dans ce domaine ne brille pas par sa cohérence. Le message culture de l’OFC qui sera voté au Parlement prochainement, prévoit une obligation pour les plateformes comme Netflix d’investir 4% de leurs abonnements dans des séries et des films suisses (et l’obligation de diffuser 30% d’œuvres européennes). Fort bien, mais si les créateurs suisses restent exclus de toute aide fédérale (seule une timide aide régionale est en vigueur), comment parviendront-ils à conserver une quelconque autonomie face aux géants Netflix, Disney+ ? Le risque est déjà grand que les producteurs de séries à succès comme « Quartier des banques, Helvetica », deviennent de simples filiales de la SRG SSR. Alors on imagine face aux géants US ! Comme le but du message culture de l’OFC en instaurant cette obligation d’investissement de 4% ne peut pas être de faire naître de simples filiales économiques de Netflix et Disney+, il est absolument primordial que le Parlement fédéral adjoigne à l’adoption du message culture une clause de soutien fédéral à la production de séries fiction suisses. Tel est le sens de la demande déposée en avril par le « Fonds de Production télévisuelle » à l’OFCOM : inscrivez la production télévisuelle indépendante dans la liste des bénéficiaires de la redevance.

Entretien avec Thierry Spicher

FRÉDÉRIC GONSETH : Les salles de cinéma sont-elles condamnées ?

THIERRY SPICHER : L’exploitation des films en salles est depuis plu- sieurs années dans une situation de transition. Le choc du lockdown peut aussi bien précipiter la fin d’une partie du parc de salles que sa réinvention. Mais il ne peut rester sans effet et ne le restera pas.

FG: Les salles de cinéma ont- elles une chance d’apprivoiser le « tigre digital » ?

TS: Oui. Mais les agents traditionnels devraient comprendre que le combat à mener n’est pas d’éloigner le digital de l’analogique (si j’ose) mais de coloniser le digital pour s’en approprier une partie des moyens. Durant le lockdown nous avons essentiellement essayé de maintenir un lien avec nos partenaires (salles, journalistes, agence de promotion et public) en sortant un film par semaine en T-VoD et en tentant une incursion dans le monde impitoyable des médias avec notre webradio « MAKE TV GREAT AGAIN ». Notre principal défi comme distributeur de films art et essai depuis quelques années est non pas de placer les films en salles mais de les faire durer, tant le marché est fragmenté et les exploitant·es à flux tendu. Aujourd’hui un film comme Ceux qui travaillent (de A.Russbach prix du Cinéma suisse 2019, 200 000 entrées en France) n’est pas programmé plus de 2 semaines en Suisse romande à Genève, ville où le film a été tourné ; or c’est un film qui fonctionne sur le bouche à oreille et le moyen terme.