Les biens culturels sont des moteurs de l’économie numérique
Sur Internet, 80% des revenus publicitaires sont captés par les plateformes. Leur attractivité serait-elle identique sans les biens culturels auxquels elles donnent accès?
- Mis bout à bout, trois constats concernant la dernière décennie sont déconcertants: développement foudroyant d’empires dans l’économie numérique
- jamais les œuvres artistiques n’ont été autant mises en ligne, copiées, exploitées, consommées
- précarisation des artistes
Une étude réalisée par le cabinet de consultation Roland Berger, commandée par le GESAC[1], livre des premiers éléments chiffrés pour décrypter cette apparente contradiction.
Une étude analyse le transfert de valeurs
Se basant principalement sur des données publiques et des observations d’usages innovantes, cette étude[2] mesure la contribution des biens culturels à la création de valeur dans l’économie numérique. Elle révèle des chiffres marquants concernant les plateformes: les biens culturels participent directement à raison de 23% aux revenus des plateformes en ligne en Europe (2014), revenus estimés globalement à 22 milliards d’euros.
Les analyses reposent sur une typologie de tous les intermédiaires en ligne que l’on peut regrouper en deux familles distinctes : d’une part, les distributeurs de contenus numériques (VoD, SVOD, iTunes, Spotify…) qui donnent un accès direct aux œuvres, et d’autre part, les plateformes en ligne. Parmi ces dernières, on compte principalement les moteurs de recherche, les plateformes vidéo ou audio telles que YouTube qui fournissent un accès à des contenus agrégés ou téléchargés par leurs utilisateurs, ainsi que les médias sociaux (Facebook, Twitter, etc.). Elles revendiquent le statut de simples intermédiaires techniques n’ayant aucune obligation de rémunérer les créateurs. Elles tirent ainsi profit d’une ambiguïté dans l’application de la clause d’exonération relative au statut d’hébergeur dans les législations, utilisant cette clause au-delà de ce qui avait été prévu par les législateurs.
Impact direct des contenus culturels sur 4,980 milliards d’euros de revenus
L’impact direct des biens culturels par type de plateforme figure dans l’infographie ci-dessus. Les revenus ainsi réalisés s’élèveraient à 4,980 milliards d’euros. On se base ici sur des causalités directes : les clics sur des liens en rapport avec les contenus culturels pour les moteurs de recherche, les actions ouvrir, publier/partager, commenter, ou cliquer sur le bouton « J’aime » pour les médias sociaux. Les revenus auxquels nous nous référons ici sont des valeurs dites explicites : il s’agit de revenus provenant de la monétisation ou du commerce direct des œuvres, ainsi que de revenus publicitaires générés avec l’inventaire créé grâce aux contenus culturels.
L’étude établit toutefois également un modèle pour estimer la création de valeur implicite. On entend par là les actifs que ces sociétés accumulent : leur capitalisation boursière, mais aussi les données et métadonnées qu’elles collectent sur les comportements des consommateurs. Elles bénéficient d’une valorisation élevée même lorsque leurs revenus ne sont pas élevés. Les analystes relèvent que les biens culturels sont un levier élevé de création de cette valeur implicite. Le succès et la domination de ces plateformes sur le marché sont fondés sur l’exploitation de tels biens : on estime par exemple qu’ils représentent 30% des sites visités via Google.
Nous assistons donc à ce que l’on appelle un transfert de valeurs. Les plateformes en ligne captent les revenus générés grâce à l’attractivité des biens culturels. Les créateurs de ces œuvres ne bénéficient guère des retombées. C’est désormais la prestation de l’intermédiaire en ligne qui est économiquement récompensée, et non plus la personne qui a créé le contenu recherché.
La rémunération des contenus culturels est inexistante ou sous-évaluée
Du point de vue d’une société d’auteurs, l’effet le plus fâcheux de ce phénomène est évidemment la précarisation des artistes et le manque d’équité dont ils sont les victimes. Mais d’autres conséquences sont tout aussi déplorables : ainsi, la domination des marchés par quelques offreurs et l’avantage concurrentiel que leur confère leur statut de simple hébergeur rendent difficile le développement d’autres opérateurs qui, eux, rémunéreraient des licences d’exploitation des droits d’auteur. Le choix pour les consommateurs s’en trouve appauvri. La valeur des œuvres est sous-évaluée, ce qui se répercute sur les revenus des intermédiaires au bénéfice de licences pour leur utilisation. Ce qui conduit à son tour à une perception de droits dans l’économie numérique que la SSA et ses sociétés sœurs dans le monde jugent encore beaucoup trop modestes.
Cette étude illustre parfaitement pourquoi un nouveau droit à rémunération est nécessaire pour les artistes
Le GESAC appelle à la révision du statut juridique d’hébergeur concernant les actes relevant du droit d’auteur dans l’Union européenne. D’autres initiatives vont dans le même sens. Retenons surtout que cette étude illustre parfaitement pourquoi un droit à rémunération que les auteurs ne pourraient pas transférer, ni auquel ils pourraient renoncer, serait une bonne réponse législative dans toutes les formes de vidéo à la demande. Il s’agit là de la principale revendication de la SAA[3] qui représente sur le plan européen les intérêts des sociétés qui gèrent les droits des scénaristes et réalisateurs. En Suisse, la SSA et ses partenaires revendiquent un tel droit dans le processus actuel de révision de la loi sur le droit d’auteur, afin de rétablir une certaine équité dans l’économie numérique.
[#1] Groupement européen des sociétés d’auteurs et de compositeurs, représentant 32 sociétés dans 27 pays et plus d’un million de créateurs et titulaires de droits.
[#2] «Culturel Content in the Online Environment – Analyzing the Value Transferin Europe», Roland Berger, 2015.
[#3] Société des Auteurs Audiovisuels, www.saa-authors.eu. Les sociétés qui y sontregroupées représentent plus de 120’000 auteurs audiovisuels européens.