Quels soutiens de la part des élus politiques à Fijou ?

Numéro 55 – Août 2018

Lors de sa première sortie publique, Fijou (lire la présentation complète dans CultureEnJeu n° 54 d’avril 2017) a recueilli un beau succès d’estime. Au Salon du livre et de la presse, sur la scène des médias, le débat a réuni cinq politiciens romands, les conseillères nationales Adèle Thorens et Alice Glauser, les conseillers nationaux Roger Nordmann et Philippe Nantermod, le conseiller d’État Pierre Maudet et Gilles Marchand, nouveau patron de la SSR. Une heure et demie durant, un nombreux public s’est montré très attentif aux solutions esquissées pour maintenir un paysage médiatique romand fort et de qualité. Reflets d’une très riche discussion.

Les six débatteurs


Alice Glause
r
conseillère nationale (UDC/VD)
Gilles Marchand
directeur général de la SSR
Pierre Maudet
conseiller d’Etat (PLR/GE)
Philippe Nantermod
conseiller national (PLR/VS)
Roger Nordmann
conseiller national (PS/VD)
Adèle Thorens
conseillère nationale (Verts/VD)

1. Débat sur la Presse

Question : Commençons par une question de principe. Compte tenu des restructurations intervenues dans la presse romande, pouvez- vous entrer en matière sur de nouvelles aides directes ?

Philippe Nantermod : Le problème numéro un est celui de la relation avec le lectorat. C’est le consommateur qui, par ses choix, décide de ce qui vit ou qui ne vit pas. L’État ne peut pas être là pour assurer qu’il y ait des journaux qui n’ont plus de lecteurs. Si, en ultime ressort, je peux entrer en matière sur l’idée qu’il y ait un soutien public à la presse de la même manière qu’il existe un soutien à la culture, pour moi, il ne peut rester que subsidiaire.

Pierre Maudet : Comme exécutifs cantonaux ou ministres de l’économie, nous sommes interpellés lorsque surviennent des licenciements, mais sommes très empruntés pour agir. Se pose la question de la liberté de la presse. Par définition une aide directe à la presse n’est pas possible parce celle-ci finalement tue la vocation de celle-là : être indépendante du pouvoir politique. Toutefois au niveau genevois, l’article 28 de la Constitution nous enjoint de nous préoccuper de la diversité et de la qualité de la presse.

Alice Glauser : Du côté de l’UDC, il n’est pas envisageable de donner des aides directes à la presse, c’est une question d’indépendance. Désormais les gens sont renseignés sur les nouvelles du jour dès le matin en consultant leur Smartphone. Cela fait du tort aux journaux d’autant qu’ils sont souvent distribués très tard dans les ménages. Moi j’habite près d’Yverdon, à Champvent, je reçois mon journal à 11h30 ! À mon avis, il y a quelque chose à faire de ce côté-là. Parce que je suis certaine que la population est attachée à la presse écrite et souhaite connaître l’avis des journalistes.

Adèle Thorens : Les Verts ont déjà déposé plusieurs interventions au Parlement pour demander au Conseil fédéral de réfléchir à différents modèles pour soutenir les médias, que ce soit de manière directe ou indirecte. Nous devons acter que les éditeurs se tournent vers d’autres types d’activités, et imaginer la transition. Nous avons connu une bulle publicitaire : les médias pouvaient se financer avec les annonces pour compléter le prix des abonnements. Ce n’est plus possible. Dès lors, il faut repenser la notion de service public au sens large. Le service public, c’est évidemment la SSR. Je fais partie de ceux qui la défendent bec et ongles. Mais il se trouve que d’autres acteurs que la SSR jouent un rôle qui s’apparente à celui de service public. Si trop de journaux disparaissent, la SSR ne pourra pas assumer seule cette fonction. Un point encore: personne ne dirait en Suisse que la culture est bâillonnée par l’Etat parce qu’elle reçoit des soutiens.

M. Nordmann, est-ce que le parti socialiste dont vous êtes le chef de groupe aux Chambres fédérales serait disposé à accroître les aides directes à la presse ?

Roger Nordmann : Oui, évidemment. Une presse indépendante est consubstantielle de la démocratie. Aujourd’hui, on constate deux dysfonctionnements majeurs. Le premier est que celui qui ne paie pas n’est pas exclu de l’information, donc personne ne paie. Si je n’achète pas ma voiture, je ne dispose pas de ma voiture. Mais dans la presse, si je ne paie pas l’information, j’en dispose quand même. Deuxième problème : la presse est un business à coûts fixes très importants, et à coûts marginaux très bas. Les coûts fixes d’infrastructures et de personnel pour élaborer l’information sont très importants, par contre les coûts de diffusion sur le net, qui étaient déjà bas avec l’imprimerie, avoisinent le zéro. Qu’un site ait mille, cent mille ou un million d’internautes qui le consultent ne change presque rien à ses coûts. Les plus grands acteurs s’imposent, alors que les plus petits n’y arrivent pas. En plus, comme en Suisse, et particulièrement en Suisse romande, nous sommes petits, le constat est implacable: sans aide, il n’y aura plus de presse indépendante. Comment aider ? Je propose une prime à l’abonnement : quand je m’abonne à un titre, la rédaction reçoit une prime de soutien. Cela encouragerait les médias à développer des projets qui intéressent les lecteurs.

Gilles Marchand : Considérons le problème qui vient d’être évoqué, la masse critique. Nous sommes un tout petit pays et en plus, nous avons trois marchés. Nous ne pouvons pas fonctionner comme les grands marchés anglo-saxons : un amortissement qui est basé sur beaucoup de gens qui lisent les journaux ou qui regardent les émissions. Il faut donc trouver des mécanismes qui permettent la coexistence entre différents médias. Notre pays avec ses langues, sa diversité culturelle, avec sa démocratie directe, a absolument besoin de cette vitalité médiatique. Et celle-ci ne peut être concentrée sur la SSR. La SSR doit vivre dans un écosystème où d’autres existent et l’interpellent. Je privilégierais à ce stade les aides indirectes à la branche. Je ne crois pas qu’une aide directe mette en danger l’indépendance des rédactions. Mais elle met en cause l’indépendance entrepreneuriale : si vous recevez de l’argent public, vous devez rendre des comptes sur l’usage que vous en faites. Beaucoup d’éditeurs ne souhaitent pas consolider leurs résultats, entre leur plateforme digitale et leurs opérations papiers.

C’est clair que Fijou exigerait de la transparence, comme c’est le cas des réalisateurs qui sollicitent Cinéforom. Avant de savoir qui le solliciterait, regardons qui y adhère ?

Philippe Nantermod : Non, pas en l’état. Avec un mécanisme comme celuilà, je serais contraint de financer quelque chose qui ne me plaît pas.

Mais M. Nantermod, vous êtes d’accord avec tous les films qui sont financés en Suisse romande ?

Philippe Nantermod : J’aime bien citer Margaret Thatcher : il n’y a pas d’argent public, il y a que l’argent du contribuable. Sommes-nous suffisamment grands et autonomes pour choisir nous-mêmes, comme citoyens, où nous voulons dépenser notre argent ou est-ce qu’un tuteur étatique va le dépenser à notre place ?

Roger Nordmann : Sur le principe, c’est oui à Fijou. À mon avis, cela doit être de l’argent fédéral car c’est un enjeu de solidarité confédérale.

Gilles Marchand : Je connais bien Cinéforom et tous les dispositifs de financement de la culture, toutes ces choses magnifiques qu’on arrive à faire ici en Suisse romande, alors qu’elles ne peuvent pas être soutenues par le marché. Ce n’est pas une question idéologique mais très pragmatique. Il y a huit cent mille boîtes aux lettres en Suisse romande. Avec ça on ne fait pas tourner l’industrie du cinéma. On peut le prendre comme on veut, c’est la réalité. Si on veut des films suisses, et des films suisses en français, il faut s’en donner les moyens. Pareil pour la presse. Alors oui, je suis prêt à discuter avec celles et ceux qui ont imaginé le mécanisme Fijou.

Pierre Maudet : Ma réponse est oui, mais. D’abord levons un malentendu : l’information brute est une donnée, elle va rester gratuite. Par contre, l’information retravaillée par des commentaires, des analyses, des mises en perspective peut être soutenue par les pouvoirs publics. Mais un dispositif tel que Fijou ne doit pas constituer un oreiller de paresse et dispenser les journalistes de réfléchir à l’articulation entre rentabilité et pluralité.

Alice Glauser : Je souhaite qu’une solution vienne de la profession. Personnellement je suis intéressée par Fijou, parce qu’il faut faire quelque chose pour les médias romands. On est trop petits.

Adèle Thorens : Je salue la création de Fijou et le fait que les journalistes arrivent avec une proposition, c’est un signal fort pour les politiciens. Je ne pense pas que Fijou soit créé uniquement pour récolter de l’argent de l’État. Cet interface pourra aussi récolter les fonds de donateurs privés, ou du crowdfunding.

2. No Billag ? Non, merci !

Question : Il y a une sorte de préalable à Fijou, c’est le rejet de l’initiative No Billag. Si on n’est pas d’accord pour soutenir la SSR via le maintien de la redevance, il est douteux que l’on trouve de l’argent public pour soutenir la presse écrite et on line. Au fond quel est l’enjeu de la votation à venir ?

Gilles Marchand : L’initiative No Billag précise d’une manière très claire que la Confédération ne peut plus percevoir ellemême ou faire percevoir une redevance, ni subventionner de quelque manière que ce soit des médias du service public au bénéfice d’un mandat de prestation. Sans la redevance, on ne parviendra plus à financer les activités du service public (radios, télévisions, online) telles qu’elles existent aujourd’hui. L’acceptation d’une telle proposition signifierait la désertification médiatique de la Suisse, mais aussi un appauvrissement culturel considérable car il faut aussi imaginer les conséquences indirectes de No Billag sur le cinéma, la musique,… C’est une proposition si extrême que j’espère qu’après avoir pris connaissance des enjeux, les gens vont se dire : « non, quand même, on ne peut pas totalement être rayé de la carte, on a besoin d’avoir nos films, notre information, nos archives, notre mémoire, notre musique,… » et qu’ils ne la voteront pas.

Roger Nordmann : Nous allons combattre cette initiative et un éventuel contre-projet avec la plus grande détermination. Alors que les médias privés sont dans une situation catastrophique, il ne faut pas que le service public connaisse la même évolution. N’oublions pas que derrière cette infâme initiative, il y a Nathalie Rickli qui vend des fenêtres publicitaires aux télévisions étrangères. Cette députée UDC de Zurich a tout intérêt à ce que la SSR soit affaiblie. No Billag serait mortelle pour la Suisse romande. On finirait comme une souspréfecture semi-désertique du Massif Central si cette initiative est acceptée.

Philippe Nantermod : No Billag ne demande absolument pas la suppression de la SSR, mais simplement que le financement ne soit plus assuré par une redevance obligatoire. No Billag propose que tous ceux qui ne regardent pas la télé ne paient pas la télévision. Aujourd’hui, nous avons dans la tête que tout Suisse doit payer le même prix pour la télévision qu’il en consomme une heure ou 10 heures par jour. Il y a là une certaine inégalité de traitement. Encore une fois, le citoyen doit être libre de choisir les médias qu’il veut soutenir.

Gilles Marchand : Si on passe au paiement à la carte, on va se retrouver avec de petits marchés, où il y a peu d’habitants. Le coût à la carte va être considérable, une injustice crasse pour les gens qui sont en général plutôt âgés, plutôt modestes et qui consomment beaucoup la télévision et la radio. Le modèle de No Billag ne fonctionne pas.

Philippe Nantermod : Je trouve rigolo d’entendre Gilles Marchand dire que nous n’avons aucune idée de quoi sera fait l’avenir sans la redevance. C’est le propre de toute société de ne pas savoir de quoi est fait l’avenir et d’être confrontée aux changements économiques et culturels. Ce n’est pas le diktat du Marché, c’est simplement le changement d’habitudes de ses propres clients.