Les marchands et les pommiers

Numéro 51 – Septembre 2016

On peut découper le thème du droit d’auteur en deux pans distincts. On peut se placer sur le plan des individus qui créent, ou se placer sur le plan de la cause culturelle générale. Cette distribution des axes est d’ailleurs éclairante, puisqu’elle va nous fournir un joli portrait de nos sociétés contemporaines.

Du côté des individus qui créent, la question du droit d’auteur n’appelle pas de grands développements, en tout cas sur le plan des principes (et même si la mise en œuvre de leurs prérogatives, en termes de protection sociale et de rémunération financière, s’avère en elle-même redoutablement délicate).

Un droit d’auteur solidement garanti se justifie, en effet, pour quelques raisons basiques autant qu’indiscutables : l’individu qui crée doit pouvoir vivre matériellement de son art, et s’en trouver reconnu comme membre légitime de la Cité — au même titre que les boulangers ou les banquiers. Or à ce stade déjà les choses se compliquent, mais d’une façon subreptice et cruelle. A la façon d’un piège propre à régaler les essayistes. Qu’on peut formuler sous l’aspect de cette simple interrogation : qu’induit possiblement en elle-même, en réalité comme en germe, l’inscription grâce au droit d’auteur d’un artiste dans la classe sociale où se range déjà la majorité des populations actives contemporaines fatalement immergées dans la compétition marchande, fatalement lancées dans la course aux meilleurs salaires, et fatalement rendues constitutives de la sphère marchande par tous leurs comportements quotidiens ? Eh bien c’est simple. Une transformation presque imperceptible de lui-même qui, d’être purement sensible en qui la parole de l’art a surgi pour la raison de cette caractéristique native, devient comme alléché par les valeurs de la sécularisation matérielle. Comme imprégné par elles. Ah, c’est bien sûr un archivieux questionnement qui tourne autour de ce phénomène : faut-il qu’un créateur reste fauché pour demeurer pur, et se prostitue-t-il quand son portefeuille engraisse ? A la question d’un journaliste en conférence de presse à Cannes, qui reprochait à Jean-Luc Godard de s’être «vendu» parce qu’il avait accepté plusieurs centaines de mille francs d’un cigarettier ayant loué ses services pour tourner un court-métrage promotionnel, l’imagier malicieux de Rolle avait tranquillement répondu : « Je ne me suis pas vendu. On m’a acheté ».

Faut-il qu’un créateur reste fauché pour demeurer pur, et se prostitue-t-il quand son portefeuille engraisse ?

Cette différenciation godardienne, c’est bien celle que tout créateur artiste, jouissant de son droit d’exister matériellement, devrait constamment pratiquer dans l’exercice de ses implications économiques et sociales. Or je ne suis pas certain que tels ou tels jeunes écrivains pétaradant sous nos latitudes, qui s’autopromeuvent en toute générosité superficielle, comme feraient des contributeurs ignorant tout de la société spectaculaire aliénante, à la façon d’un Bastian Baker dans le registre aimablement chansonnier, soient conscients d’un tel enjeu. Dommage, parce qu’à leur suite un secteur culturel entier se trouve coloré différemment, précisément selon les normes gouvernant la société du spectacle en ses versants clinquants, par exemple du côté des médias ou des blockbusters en tous genres. Et finalement du droit d’auteur légitime on glisse insensiblement vers l’auteur surexhibé, dont on salue non plus l’art pour l’art mais le succès pour le succès, au sein d’un système culturel progressivement infléchi pour les amateurs de people et les consommateurs pressés.

La cause générale, maintenant. La réflexion non pas sur le droit d’auteur, mais sur son absence ou son abolition. Selon l’idée qu’il deviendrait autorisé pour tout créateur de dérober les narrations, les styles et les idées d’autrui. Eh bien oui! Entreprenons ici l’éloge infini du larcin culturel! Saluons la figure de l’auteur qui prélève chez ses collègues de quoi nourrir son travail, et leur propose en retour le sien pour qu’ils en fassent leur propre matériau ! Cet hymne merveilleusement réjouissant fut esquissé par le philosophe Peter Sloterdijk à l’occasion du discours de réception qu’il prononça, en l’an de grâce 2008, face au jury du Prix Veillon venant de l’honorer. Oui, dans le domaine de la culture vivante et patrimoniale tout n’a toujours été qu’emprunts masqués,
influences importées dans des soutes mentales clandestines, affinités contaminantes, réseaux placés sous surveillance, imitations en faux-semblants et autres trafics à moitié suspects.

Un jardin d’Eden où tout pousse y compris les pommiers.
Un enjeu de notre temps, aussi, peut-être…