Du service public au service populiste

Numéro 50 – Mai 2016

On commence souvent par la fin, ou parles à-côtés, quand on évoque la presse en tant que service public. C’est-à-dire qu’on se place à l’orée d’un faux débat en retenant prioritairement les arguments les plus confortables, ceux qui ne dérangent pas grand monde. Ceux qui touchent moins aux comportements intellectuels et civiques largement adoptés de nos jours au sein du microcosme médiatique, et sont même envoie de généralisation rampante, qu’aux fatalités dont ce microcosme souffre pour cause d’époque néolibérale.

Il en résulte toute une gamme de litanies convenues. De litanies prévisibles. Celle qui débat des chartes éthiques en vigueur au sein des rédactions. Celle qui réclame l’allègement des tarifs postaux concédés aux éditeurs. Ou celle qui conteste la ligne des subventionnements mis en oeuvre en leur faveur, ou non, par l’ordre gouvernemental – tous ces paramètres participant de l’environnement économique et politique dont les rédacteurs seraient les victimes impuissantes, et même tétanisées,comme s’en trouveraient tétanisés leurs lecteurs,leurs auditeurs et leurs spectateurs télévisuels.

Alors qu’il serait plus indiqué d’aller ferrailler au coeur du problème, en analysant notamment le comportement des journalistes à la tâche. En examinant le type de rapport qu’ils entretiennent avec leur métier. Et se demandant s’ils sont plutôt du côté de l’exigence intransigeante sur ce plan-là, ou plutôt du côté d’un asservissement quasi machinal au« système », qu’on pourrait d’ailleurs nommer avec plus d’acuité le « dispositif ».

Le « dispositif » ? C’est, selon la définition qu’en donne le philosophe italien Giorgio Agamben,« tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer,d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». C’est-à-dire, en gros, la sphère marchande et les forces qui la modèlent et la pilotent.

Parce que la notion de service public telle que la presse la conçoit aujourd’hui, nous pourrions la revisiter sans précaution. Nous pourrions la requalifier. Nous pourrions même avancer que la presse dégrade elle-même la notion du service public, et s’en détache, en lui préférant la notion du service people ou celle du service populiste. Quelle différence ? Énorme sur le fond, bien sûr, et peu spectaculaire en apparence.

La presse dégrade elle-même la notion du service public en lui préférant la notion du service people ou celle du service populiste.

Je pars du mot « peuple », défini par Le Petit Robert comme un « ensemble d’êtres humains vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions », un « ensemble des personnes soumises aux mêmes lois », ou un« ensemble des personnes, des citoyens qui constituent une communauté ».

Ce qui reliait les individus en son sein, c’était donc une sorte de foi commune : on croyait à l’idéal d’un intérêt général. Il en résultait des principes au moins proclamés de solidarité,de péréquation, d’entraide en faveur des plus faibles, et même de respect face à l’Autre, sur lesquels une majorité de citoyens s’accordaient. Aucun politicien n’était élu sans s’y être référé.

Le peuple, c’était le résultat et le creuset d’une morale et c’était l’engagement diffus, pris par tous, de s’y tenir. Or ces schémas se sont largement déficelés. Le règne du tout-marchand s’est étendu, fondé sur la prééminence de l’argent, bien sûr, mais aussi du fantasme de la prestation concurrentielle et la jouissance individualisée de la consommation. Au point qu’aujourd’hui nous sommes davantage disjoints les uns des autres, sauf sur un point d’une sorte favorisée jusqu’à l’extrême par les moyens de communication modernes.

Parmi les choses qui nous tiennent ensemble aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle : des réflexes d’adoration massive, ou de détestation,pour la plupart mis en scène par les médias.Au lieu d’avoir à mesurer constamment entre nous (les individus) des distances et des différences irrattrapables et des situations de concurrence acharnée dans tous les domaines,celui de l’économie voire plus largement de la vie quotidienne, nous sommes invités à tourner la tête vers des points et des figures mises en scène de manière à nous faire oublier ces circonstances, et peut-être à nous en consoler.

Vu de cette manière, l’essor du people est le signe d’une dépossession généralisée du soi personnel comme du soi collectif, qui précipite les foules contemporaines dans un chagrin tel qu’il les condamne à des attitudes de voyeurisme addictif. Et c’est à cela que la presse,sauf exceptions qu’on pourrait qualifier de« niche », travaille de façon notoire ou subreptice en s’ôtant d’elle-même toute possibilité de servir le public au sens plein, noble et démocratique de l’expression. Voilà pour le constat.