Le paradoxe de l’égalité des chances à l’école

Numéro 63 – Septembre 2019

Un arrêt du Tribunal fédéral renforce le caractère obligatoire de la gratuité de l’école. Sous couvert d’équité, l’accès à la culture pour tous risque au contraire d’être plus difficile.

En décembre 2017, un arrêt du Tribunal fédéral a réaffirmé la prescription de gratuité de l’école obligatoire pour tous et interdit de faire appel aux parents pour le moindre financement d’achat de livres ou de sorties hormis les frais de bouche (80 francs par semaine). Cette décision motivée par le souci d’améliorer l’ascenseur social pourrait à l’inverse défavoriser de nombreux enfants. Ils n’auront plus accès à des activités culturelles que leurs parents ne leur offrent pas, soit pour des raisons financières, soit par désintérêt ou par manque de temps. Si des mesures ne sont pas prises à l’avenir par les autorités politiques et scolaires de chaque canton, certains élèves pourraient se voir totalement privés de théâtre.

À l’image d’autres cantons, Vaud se positionne face à cet arrêt. Cesla Amarelle, conseillère d’État chargée de la formation, a déjà annoncé la gratuité du matériel scolaire pour la prochaine rentrée, mais comme le canton de Fribourg, ce sont les communes qui doivent assumer les camps et autres sorties culturelles. A Genève, son homologue Anne Emery-Torracinta a mis en place la totale gratuité des activités lors du temps d’école. Hors de ces heures, les élèves plus âgés paient 10 francs au maximum de leur poche pour des sorties au théâtre en soirée. « C’est une phase test lors de laquelle nous allons voir si le budget estimé pour les sorties, 400 000 francs environ, sera suffisant », indiquait au Courrier Gabriella Della Vecchia, conseillère culturelle pour le Département.

Mission civique

S’appuyant sur de l’article 19 de la Constitution fédérale qui garantit un enseignement de base suffisant et gratuit, le fameux arrêt du Tribunal fédéral vise aussi l’égalité des chances dans la formation. Or l’application stricte de la gratuité totale de l’école risque au contraire d’augmenter les risques d’inégalité des chances. Une enseignante de l’Est vaudois en est persuadée. « Puisque toutes les activités sportives et culturelles vont être financées par les communes, je crains que les activités culturelles, telles les sorties au théâtre, soient les grandes oubliées. La plupart des élèves du secondaire I – entre 12 et 15 ans - vont au théâtre pour la première fois avec l’école, leurs parents n’ayant pas pour habitude d’y aller », se désole cette passionnée de culture qui aime la transmettre. « Si le canton n’incite pas les communes à soutenir la culture, le pire est à craindre. »

À Rolle, Marice-Claire Mermoud, directrice du Casino-Théâtre avoue un certain désarroi face à cette nouvelle situation pour accueillir des représentations scolaires. « Pour l’instant, c’est nous qui avons levé des fonds pour permettre aux élèves du secondaire de Enjeu (Enfance & Jeunesse), l’Association intercommunale de Rolle et Environs, de voir au moins un spectacle par année. Cela me semble essentiel, mais je ne sais pas si je vais pouvoir le faire cette année. Quant aux élèves du primaire, la participation d’Enjeu a été revue la baisse. Pour l’instant, l’avenir est très flou. Il dépend beaucoup de la volonté des acteurs impliqués, notamment des enseignants qui tiennent ou pas à emmener les élèves au théâtre. »

La directrice du Petit Théâtre à Lausanne, Sophie Gardaz, met elle aussi en exergue la pugnacité nécessaire pour organiser des sorties théâtrales quand on est enseignante ou enseignant à La Vallée de Joux ou à Château-d’Oex. « Une représentation a failli être annulée par un établissement situé à la campagne. Les responsables des activités culturelles voulaient créer un électrochoc et montrer à quel point cet arrêt pouvait avoir un impact sur l’accès à la culture pour les enfants. Heureusement, une jeune stagiaire a pris les choses en mains et s’est battue pour venir. » Très fréquenté par des classes venues des quatre coins du canton, le Petit Théâtre pourrait souffrir des coûts élevés des transports. « Nous avons des gens qui viennent vraiment de loin. Ils profitent de la journée dans la capitale pour aller au théâtre ou au musée. Quand je pose la question de savoir qui vient pour la première fois au théâtre ? une forêt de mains se lève. C’est une mission civique que de les initier au théâtre.