Médiation culturelle dans les musées: à la conquête de tous les publics

Numéro 64 – Décembre 2019

La médiation culturelle est aujourd’hui omniprésente. Retour sur ses différents visages, de l’analyse à la coconstruction, en passant par les synergies entre institutions et organismes sociaux, et d’autres projets innovants pour atteindre les « publics empêchés ».

La Suisse a-t-elle comblé son retard en matière de médiation culturelle ? Toujours est-il que cette discipline et profession constitue aujourd’hui une des priorités de la politique culturelle suisse. Les Cantons et les Villes soutiennent financièrement et aident à développer des dispositifs toujours plus pointus en la matière. Toute institution culturelle ambitieuse intègre cet enjeu crucial dans sa programmation, s’emploie à conquérir de nouveaux publics par ce moyen, espérant ainsi contribuer à la démocratisation de la culture ou pouvoir y prétendre. Des synergies avec des organismes sociaux de plus en plus nombreuses voient le jour ainsi que des offres mieux adaptées aux publics dits empêchés. CultureEnJeu a recueilli la vision de quelques professionnel ·le·s de la branche en Suisse romande et récolté des exemples de certains projets en cours.

Enquêter sur les publics

Des protocoles d’enquêtes systématiques lancés en 2013 permettent aux musées et bibliothèques municipales de la Ville de Genève de récolter des données sur le profil des publics, leurs habitudes et leurs attentes, mais aussi les obstacles à l’accès à la culture que rencontrent les usagers. Mêlant des éléments qualitatifs et quantitatifs, ces enquêtes de public se révèlent précieuses pour la prise de décision. Véronique Lombard, responsable de l’Unité Publics et programmation culturelle, explique que la Ville peut accompagner ses institutions dans la modélisation de nouveaux formats de médiation culturelle (« numéros 0 »). De nombreux projets de médiation sont par ailleurs développés par les institutions culturelles municipales, qui sont dotées de responsables des publics. Des journées professionnelles réunissant des professionnels du secteur sont organisées régulièrement. À Neuchâtel, l’Atelier des musées, une structure de médiation culturelle commune, a été mise en place pour les quatre musées communaux, à savoir le Musée d’art et d’histoire, le Muséum d’histoire naturelle, le Musée d’ethnographie et le Jardin botanique. Elle emploie sept collaborateurs à temps partiel. « Cela permet de dégager une vision d’ensemble des besoins, de proposer une meilleure cohérence de l’offre de médiation et des accueils, de mieux répartir les activités entre les sites et de concentrer les savoirfaire », explique sa responsable, Marianne de Reynier Nevsky.

Coconstruire

De l’avis de beaucoup de nos interlocuteurs, l’avenir de la médiation culturelle passe par la coconstruction. Sylvie Pipoz, médiatrice culturelle indépendante et collaboratrice du Musée d’histoire de La Chaux-de-Fonds, s’en est persuadé en développant notamment le programme ludique Escape Room pour faire découvrir l’histoire régionale neuchâteloise aux adolescent·e·s. Chargée de la médiation culturelle pour l’école obligatoire à La Chaux-de-Fonds, elle profite de son double ancrage, muséal et institutionnel. Elle développe en ce moment un projet intergénérationnel avec des enfants et des conteurs retraités sur le thème « Raconter des histoires » dans le cadre du projet Génération au musée, du Pourcent culturel Migros.

Regrouper les professionnels

Au moment de sa création, en 2016, l’association Destination 27 regroupe sept médiatrices culturelles provenant d’horizons variés (travail social, arts plastiques, humanitaire, enseignement, bibliothéconomie). Elles ont toutes obtenu au même moment le Certificate of Advanced Studies (CAS) en médiation culturelle de l’EESP de Lausanne. Un cours dispensé par des professionnelles belges de l’association Article 27 leur a donné l’idée d’unir des forces pour développer une offre spécifique pour les publics socialement marginalisés sans accès à la culture. Une première expérience avec les épiceries de Caritas, dans le canton de Vaud, a livré plusieurs enseignements. « La collaboration avec les organismes de l’action sociale représente un défi, car leur culture professionnelle et leurs contraintes institutionnelles ne sont pas les mêmes que les nôtres. En outre, il faut savoir faire preuve d’humilité et adopter un code d’éthique dans l’interaction avec les publics socialement vulnérables », souligne Martine Frey Taillard.

Aller vers et faire avec les publics empêchés

Comme le souligne avec lucidité Nicole Grieve, responsable du Service Culture inclusive à Pro Infirmis, la question de l’accès à la culture pose en filigrane des questions profondes et complexes sur l’organisation sociale et la vie en société. « Élargir l’offre culturelle aux publics empêchés implique de se demander qui a le droit de montrer quoi en termes de production artistique et qui a le droit de dire telle ou telle chose sur l’art. L’art est aussi un enjeu de pouvoir », soulignet- elle. Depuis 2016, Pro Infirmis accorde des labels aux institutions culturelles qui prennent des mesures sur quatre ans et dans cinq champs d’activité. À ce jour, douze institutions romandes ont obtenu le label, dont les musées ou organisations actives dans les musées suivants : le Laténium - Parc et musée d’archéologie (NE), le Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (GE), l’Atelier d’art différencié CREAHM (FR), l’association Out of the Box et sa Biennale des arts inclusifs (GE), l’Atelier 1001 feuilles (GE), le Musée d’art et d’histoire (GE), l’association L’art d’inclure (VD), les Musées de Pully (VD). Les porteurs du label s’engagent à développer des mesures ou des projets de médiation culturelle en collaboration avec des experts porteurs de handicap. Dans les années à venir, le Service Culture inclusive souhaite sensibiliser les bailleurs de fonds du secteur public au soutien adéquat et durable pour l’inclusion culturelle. Il organise des rencontres de mise en réseau pour mobiliser les professionnel·le·s de la culture, des milieux du handicap et les politiciens pour mettre à jour leurs connaissances et échanger sur les bonnes pratiques en matière d’accès à la culture pour personnes en situation de handicap. « À l’heure actuelle, les institutions culturelles genevoises et vaudoises possèdent les politiques les plus innovantes en la matière », constate encore Nicole Grieve.

La Marmite : un projet populaire et ambitieux

Lauréat du Prix culturel 2019 de la Fondation Leenaards, le passeur de culture neuchâtelois Mathieu Menghini a été récompensé pour sa soif de démocratiser la culture. La Marmite, Mouvement artistique, culturel et citoyen - Université populaire nomade de la culture, est partie du constat que l’ambition de démocratiser la culture se résume souvent à universaliser la seule culture perçue comme légitime par le plus grand nombre. Dès lors, La Marmite ambitionne ainsi non seulement de faire accéder aux lieux de culture les publics empêchés, mais aussi et surtout de valoriser la sensibilité et les représentations des groupes sociaux en général absents des lieux culturels et institutions formelles de la démocratie représentative. Pour ce faire, ces publics sont appelés à dialoguer lors de parcours au cours desquels ils interagissent avec des médiateurs culturels, des artistes et des intellectuels. Les thèmes servant de fil conducteur au parcours sont très variés. Ils peuvent donner lieu à des expériences culturelles (par exemple une exposition, un film, une rencontre avec un intellectuel) et permettent en général la confrontation avec différentes disciplines artistiques (théâtre, danse, cinéma, arts plastiques, etc.). « L’échange entre experts et non-experts permet de collaborer sans instrumentaliser, d’écouter réellement et de prendre en compte ce que le « peuple » et des publics socialement vulnérables ont à dire, par exemple des toxicomanes, des femmes battues ou des jeunes en décrochage scolaire. L’essentiel du travail de La Marmite s’effectue en souterrain. Certes, les institutions culturelles ont aussi des besoins en termes d’image. Mais je pense que nous réussissons là où beaucoup d’universités populaires – dont les comités ressassaient des marottes et des pédagogies désuètes – ont échoué », souligne Mathieu Menghini.