Une vie aux côtés du Maestro
Il aurait eu 100 ans le 20 janvier 2020. Septante ans après son premier long métrage, replongeons dans l’œuvre unique et sublime de Federico Fellini. Un récit de Gérald Morin, qui a côtoyé le Maestro du cinéma italien de près.
Jeune assistant réalisateur de séries de télévision à Genève, je voulais absolument rencontrer Fellini et travailler avec lui. Je pris le prétexte d’une interview pour me rendre dans la Ville éternelle où il tournait Roma. Je débarquai donc à Rome le jeudi 29 juillet 1971, avec déjà en poche mon billet de train de retour, le temps de trouver Fellini et d’obtenir cette interview pour Choisir, la revue des jésuites de Genève. Deux journées de recherche pour savoir que le tournage avait lieu dans le Trastevere, ce quartier populaire de la capitale proche du Vatican. Deux nuits sur le plateau sans oser aborder le Maestro, trop impressionné que j’étais par l’imposante machine fellinienne en action. Finalement, le lundi 2 août à 18h30, je pris mon courage à deux mains et profitai d’une pause entre deux plans pour passer discrètement sous les cordes de sécurité. Très intimidé, tout en surmontant ma peur, je lui ai demandé: «Puis-je regarder le tournage?», n’arrivant pas à formuler plus loin ma requête. Le regard sombre, quelque peu agacé, il scruta sans pudeur ce jeune barbu aux cheveux longs, car nombreux étaient ceux qui venaient l’importuner pour obtenir du travail. «Eh bien, regardez ! » répondit-il avec rudesse.
Je le pris au mot et, renonçant à rentrer en Suisse, je ne quittai plus l’équipe du film pendant plusieurs semaines. À force de me voir jour et nuit derrière les cordes, discret dans mon coin à prendre des notes, aidant de temps en temps un assistant à bloquer la circulation ou un machiniste à déplacer son lourd matériel, il envoya d’abord sa scripte puis une assistante pour me questionner. Enfin, il vint lui-même me parler, regardant avec curiosité et quelques doutes tous ces carnets que je remplissais consciencieusement de croquis et de commentaires sur sa direction d’acteurs. Au bout d’un mois, comme je me débrouillais en plusieurs langues, il commença par me confier le courrier qui lui arrivait de l’étranger et m’engagea comme secrétaire privé. Pendant le doublage de Roma, il m’emmenait tous les mardis chez lui, au 110, Via Margutta, partager de bons petits repas avec Giulietta Masina. Puis il me proposa d’écrire quelques textes sur ses films et me prit plus tard comme second assistant à la réalisation, sur Amarcord et Casanova.
Je passai ainsi six années à ses côtés durant cette période d’or de sa création qui donna naissance à sa trilogie de la maturité, cette grande autobiographie imaginaire entièrement reconstruite. Un long voyage initiatique partagé entre Roma, dans cette métropole à la fois réelle et réinventée de 1939 à 1970, avec un Fellini adulte, observateur plongé dans le magma de l’anonymat et quelque part prisonnier de la matrice de la Ville éternelle; Amarcord, dans cette Rimini provinciale bercée de souvenirs nostalgiques mais aussi aigresdoux de 1934 à 1935, avec un Fellini enfant, rebelle et frondeur, partagé et écrasé entre famille, religion, école et fascisme ; enfin Le Casanova de Fellini, à travers un voyage continuel dans une Europe du XVIIIe siècle évoquant, par des répétitions sans fin, un avenir sans lendemain, avec un Fellini-Casanova vieillissant, désabusé, qui, par cette fiction très personnelle, affrontait avec grande inquiétude son propre avenir.
Parfois, Fellini me demandait de répondre à sa place à des interviews écrites. «Tu sais très bien ce que je vais dire, alors vas-y. » Au dernier moment, il y ajoutait quand même sa petite touche personnelle.
Six longues années à lire, à trier et à répondre souvent à des courriers venus de tous les continents, quand Luis Buñuel disait son plaisir d’avoir visionné Roma à Lausanne (en compagnie de Freddy Buache), quand Maurice Béjart était encore sous le coup de l’émotion pour avoir vu Amarcord à Milan, quand Georges Simenon déclarait avoir pleuré pendant la projection du Casanova, quand l’agent d’acteurs Georges Beaume suggérait Alain Delon pour le rôle de Casanova, quand Alice Sapritch voulait s’imposer pour interpréter la marquise d’Urfé, quand le producteur Marcello Danon proposait à Fellini de réaliser La cages aux folles ou quand Rolf Liebermann lui demandait de mettre en scène, à l’Opéra de Paris, L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel…
Six années à chercher, pour le cinéaste, les interprètes les plus inattendus. La géante la plus grande du monde (2m32) repérée aux États-Unis. Une danseuse de night-club, splendide Noire disparue des pages de Playboy depuis dix ans que j’ai finalement retrouvée en Suède, enceinte jusqu’aux dents, et Fellini de m’accuser ironiquement de l’avoir mise dans cet état pour qu’elle ne puisse pas tourner dans son film. Un acteur évanoui dans la nature et réapparu seulement deux ans plus tard à sa sortie de prison. Un autre comédien dont j’annonçais la mort à Fellini mais que ce dernier, n’y croyant pas, m’obligeait de continuer à chercher. «On ne sait jamais!» me disait-il.
Ah, j’oubliais! Je n’obtins jamais l’interview, que Fellini renvoyait de jour en jour.
Le Maestro en Helvétie
Fellini me demandait souvent des nouvelles de la Suisse, pays qu’il commença à fréquenter davantage à partir des années 1970. Il y avait de nombreux amis. À Lausanne, l’écrivain Georges Simenon, qu’il avait connu en 1960 au Festival de Cannes, qu’il considérait un peu comme un père et avec qui il entretenait une correspondance assez régulière. Toujours à Lausanne, Germaine Lefebvre, plus connue dans le cinéma comme Capucine, que Fellini avait fait jouer dans Satyricon et dont le suicide, en 1990, l’avait beaucoup attristé. À Fribourg, l’actrice Magali Noël, qu’il avait dirigée dans La dolce vita et Satyricon, et qui avait interprété avec brio le personnage de la Gradisca dans Amarcord. En 1976, Fellini avait tenu à rejoindre sa Magalotta sur les bords de la Sarine pour participer comme témoin à son mariage avec Jean-Claude Vial. À Rossinière, il allait rendre visite à Balthus et à son épouse, qu’il voyait fréquemment quand le peintre dirigeait la Villa Médicis, à Rome, où d’ailleurs il avait commencé un grand portrait représentant le cinéaste. Fellini était aussi venu à Genève en 1987 pour y présenter Intervista dans Spécial Cinéma, l’émission culte de Christian Defaye.
Mais c’est surtout à Zürich qu’on le voyait séjourner le plus souvent, chez l’éditeur Daniel Keel, fondateur de Diogenes, une des plus grandes maisons d’édition en Suisse. Ils s’étaient rencontrés en 1971 à Rome, quand Keel lui avait proposé d’éditer ses scénarios. Un fort lien d’amitié était très vite né entre eux. L’éditeur devint son agent. Il publia de nombreux ouvrages le concernant et monta, en 1977 à Zurich, la toute première exposition de dessins du cinéaste. Fellini organisa un rendez-vous entre Simenon et Keel afin que ce dernier puisse publier en allemand les œuvres du père de Maigret et, échange de bons procédés, quand le réalisateur venait sur les bords de la Limmat, Keel préparait d’agréables rencontres avec les nombreux auteurs de sa maison d’édition. Dürrenmatt en faisait partie.
C’est également en Suisse, plus exactement à Sion, que vit le jour, en 2001, la Fondation Fellini pour le cinéma, dédiée à l’œuvre du Maestro. Je participai à sa création par la donation puis par la cession d’une partie de la collection cinématographique que j’avais constituée durant trente ans. J’y déposai 12500 documents originaux, dont plus de 9000 concernant Fellini.
Sur l’initiative de Maddalena Fellini, la sœur du cinéaste, fut créée en 1995 à Rimini une fondation qui organisa pendant vingt-cinq années de nombreux colloques et diverses expositions. Et l’an prochain, pour le centenaire de la naissance du cinéaste, devrait s’ouvrir finalement un Musée Fellini ayant comme écrin le Castel Sigismondo, un imposant château du XVe siècle. Même s’il peut paraître étrange de retrouver l’œuvre de Fellini revivre à l’intérieur d’un monument de la Renaissance de sa ville natale, il était temps qu’un grand musée lui soit dédié. Si des sculpteurs et des peintres comme Rodin, Bourdelle, Courbet, Picasso, Braque, Léger, Matisse, Chagall, Cézanne, Folon ou Le Corbusier ont depuis longtemps leur propre musée, parfois préparé par eux-mêmes, souvent par leurs héritiers ou quelque mécène, il n’y a que très peu de musées destinés aux cinéastes. On connaît celui dédié à Chaplin, construit à Corsier-sur-Vevey dans le parc du Manoir de Ban, où l’acteur vécut de 1952 jusqu’à sa mort, en 1977; celui consacré, à Prague, à Karel Zeman, célèbre dessinateur et auteur de films d’animation tchèque, et celui retraçant la vie et l’œuvre de Luchino Visconti réalisé sur l’île d’Ischia dans la Colombaia, l’ancienne maison de vacances du réalisateur italien où il s’est éteint en 1976. Mais où sont les autres musées?
Un perpétuel dessinateur
Très tôt, Fellini commença à dessiner et, dès l’âge de 18 ans, il publia puis travailla pour différentes revues satiriques. Quand il était au Studio 5 de Cinecittà, dans son petit bureau privé de la Via Sistina ou, plus tard, dans celui de Corso Italia, Fellini occupait les temps morts en prenant ses feutres de couleur et en les faisant courir sur des feuilles de papier, griffonnant tout ce qui lui passait par la tête.
Il dessinait aussi pour expliquer à ses décorateurs et costumiers l’espace, la dimension, les dispositions et l’esprit du décor tels qu’il les voulait; la forme, l’ampleur et les couleurs des costumes tels qu’il les voyait, ou pour donner au coiffeur-maquilleur les transformations qu’il voulait voir apparaître sur le visage des acteurs choisis. Il le faisait également pour rechercher un personnage de son prochain film, en écoutant un visiteur ou en parlant au téléphone.
Quand il était hors de son bureau, il utilisait n’importe quel support, papiers, nappes, serviettes de table, menus de restaurant, programmes de concert ou photographies de magazine, qu’il modifiait selon son humeur. Avec un stylo, souvent le sien, ou avec un simple Bic qui coulait parfois, ou encore le feutre noir d’un assistant assis près de lui à la table de mixage, il crayonnait, biffait, raturait, dessinait…
Les dessins les plus élaborés et les plus fantastiques restent ceux des rêves qu’il faisait et qu’il notait le matin au réveil. Il les développait dans deux grands albums qu’il avait fait réaliser tout exprès. Ces pages contiennent à la fois la représentation très colorée du lieu et des personnages du rêve, accompagnée très souvent du récit de ces voyages nocturnes griffonné de sa propre main.
Dessiner, pour Fellini, était aussi une manière de tuer le temps. Quand, durant un repas, il n’avait plus envie de parler, il écoutait d’une manière distraite et donnait corps aux traits des convives par des esquisses, des caricatures, que souvent il déchirait par la suite.
Ses assistants, sa script-girl, ses techniciens, son scénariste du film en chantier apparaissaient fréquemment sous ses feutres de couleur. C’était un peu sa manière à lui de prendre davantage possession de ses compagnons de route, comme Liliana Betti, sa secrétaire-assistante et alter ego pendant plus de vingt-cinq années, ou Norma Giacchero, sa script-girl de toujours.
Fellini signait rarement ses dessins, qu’il considérait comme des ébauches… Mais il y ajoutait parfois sa griffe quand il en faisait cadeau à la personne croquée ou quand ils étaient destinés à la publication. À ce propos, il lui est même arrivé de signer «Matisse», au lieu de «Federico», un dessin qu’il venait de donner à un acteur de doublage qui insistait pour avoir ce croquis signé par le Maître. Et Fellini de répliquer à la personne interloquée: «Tu voulais une signature célèbre, eh bien maintenant tu l’as ! »
Jamais il n’aurait pensé qu’un jour on présenterait ses dessins dans une exposition. Quand ce fut le cas en 1977 à Zürich, à la galerie Daniel Keel, il en est resté à la fois gêné et tout ému.
Accro du combiné
« Franchement, je ne me reconnais pas dans le personnage de l’adorateur fanatique de l’usage du téléphone que depuis des années amis et collaborateurs présentent avec une malice amusée», déclarait Fellini, faussement irrité.
Malgré les vains démentis qu’il essayait de faire passer autour de lui, démentis qu’il donnait même au téléphone, Fellini ne pouvait se passer de cet appareil de communication qui lui était aussi indispensable que ses feutres de couleur.
Il est à rappeler que Fellini détestait les réunions mondaines et ne tenait que rarement en place dans un fauteuil plus de quelques minutes. Il aimait être en mouvement. Il aimait avant tout se déplacer en voiture de nuit à travers la ville de Rome tout en parlant avec son compagnon de route, favorisant surtout les relations individuelles. Dès qu’il arrivait dans un nouveau lieu, son premier réflexe était de repérer il telefono qui allait lui permettre de se déplacer dans l’espace-temps sans quitter sa tanière de l’instant.
Par téléphone il cultivait des relations intimes à deux, et la présence virtuelle de son interlocuteur avait l’immense avantage de ne pas devenir trop oppressante et envahissante physiquement pour lui. Une présence tenue par un fil qu’il pouvait couper quand il le voulait, sans sentiment de gêne ou d’irritation.
Au téléphone, il pouvait mentir tranquillement, sans avoir à en rougir, lui qui ne rougissait que lorsqu’il disait la vérité. Il pouvait se confier ou écouter, comme dans un confessionnal. Il parlait tout en dessinant, griffonnant, coloriant. Et, selon l’humeur ou l’intensité de la conversation, ses dessins prenaient des formes sensuelles ou agressives. Un coup de fil impromptu lui permettait en outre d’appeler durant le week-end ses Fellini’s Angels, ses assistants ou ses proches collaborateurs, à la rescousse, ou bien de vérifier les occupations de chacun.
Car cet instrument lui donnait aussi la possibilité de jouer comme un enfant avec ses interlocuteurs. À son domicile de Via Margutta, Fellini répondait toujours aux appels en prenant la petite voix de Maria, sa gouvernante, et pour éconduire les intrus il déclarait le plus tranquillement du monde: « Le docteur Fellini n’est pas là. Il est en voyage à Paris. » Pendant la préparation de Casanova, l’acteur italien Gian Maria Volonté, pressenti pour le rôle du chevalier de Seingalt, téléphona un dimanche matin à Fellini pour parler du rôle. Ce dernier, en décrochant l’appareil, répondit avec la douce voix de Maria et continua la conversation pendant plus d’une demi-heure affirmant qu’elle, Maria, « l’admirait tant dans ses films et que le Dottore ne cessait de parler de lui comme futur Casanova avec un grand enthousiasme». Plus les compliments de la fausse Maria fusaient, plus Volonté exultait, plus Fellini en rajoutait. Une fois la conversation terminée, chacun des deux protagonistes en référa avec fierté à son entourage. La farce circula dans toute la ville. Volonté, échaudé, renonça au Casanova en demandant pour le rôle un cachet excessif.
Si jamais dans l’autre monde il y avait une centrale téléphonique, je suis persuadé que le Maestro nous aurait déjà appelés. Il n’aurait pas pu s’en priver.
Et Fellini d’ajouter: «Quant à moi, j’estime qu’une solitude peuplée de voix est préférable et bien plus exaltante qu’une proximité physique opaque et insignifiante. »
Livres
• Mon Fellini Bernardino Zapponi, Éd. de Fallois, 2003
• Fellini: sa vie et ses films Tullio Kezich, Éd. Gallimard, 2007
• Tout sur Federico Fellini essais et articles de 40 auteurs, Gremese Editore, 2019
DVD
• Fellini, je suis un grand menteur Damian Pettigrew, Les films de ma vie, ESC Éditions, 2006
• Fellini au travail édition collector, Carlotta Films, 2010
• Sur les traces de Fellini Gérald Morin, Pathé, 2013