Cinéma mon amour
En cette période de Covid, voir un film chez soi, même sur le grand écran d’un home-cinéma, n’a rien à voir avec le fait de sortir, retrouver sa salle de cinéma, faire la queue, prendre son billet, voir le film choisi en compagnie d’un public chaque fois différent dont les réactions vous apportent convivialité et partage bienvenus.
Aujourd’hui, désolé de voir les cinémas fermés, il me reste heureusement la mémoire pour revivre nostalgiquement quelques-uns de ces moments magiques vécus dans les salles obscures.
Ma première projection…
En Valais, dans ce canton catholique empreint de Contre-réforme et dont les autorités n’avaient jamais négligé le pouvoir temporel de l’Église et sa capacité de censure, — nous sommes en 1952 — le cinéma était souvent vu comme une opération du diable. Une commission très sévère ne permettait aux jeunes de moins de 16 ans de ne voir que des films comme Blanche Neige et les 7 nains, La Belle au bois dormant ou Simbad le marin. Pour les 16 à 18 ans, c’étaient quelques policiers bien gentils, des Maigret, Le Gorille avec Lino Ventura, ou éventuellement des films bien-pensants avec Jean Gabin ou Pierre Fresnay. Quant aux projections autorisées à partir de 18 ans, elles correspondaient à celles conseillées aujourd’hui aux enfants de 10 ans. Il fallait aller dans le canton de Vaud voisin, canton d’obédience protestante, pour pouvoir entrer dans une salle obscure à l’âge de 9 ans. Ma mère — pour mon anniversaire — m’emmena à Aigle voir Il Ladro di Bicicletta de Vittorio de Sica. Ce film, à l’époque, était interdit en Valais : il racontait l’histoire d’un vol, activité bien évidemment contraire aux bonnes mœurs et pouvant donner un mauvais exemple à la population. Et dire que ce Voleur de Bicyclette avait déjà obtenu l’Oscar du meilleur film étranger en 1949 ! Je sortis de la projection les yeux éblouis, le cœur battant la chamade, rêvant d’Italie, de Rome, de rues pleines de gens, de drame, d’amour filial, d’un monde qui jusque-là m’était inconnu et qui pourtant existait bel et bien en dehors de mon cher cocon familial.
… suivie de tant d’autres
À partir de cet instant, je ne fis que courir vers ces salles obscures où j’allais chercher et découvrir des univers inattendus, merveilleux, parfois terribles.
Cette course à l’écran commença durant ma jeune adolescence. Nous passions chaque année le mois de juillet à Sori, petit village italien de la côte ligurienne. Tous les soirs, en plein air, dans une arrière-cour poussiéreuse, y étaient projetés deux films : une comédie à l’italienne ou un péplum suivi d’un western américain ou d’un film policier. On passait de Toto à John Wayne ou d’Aldo Fabrizi à Robert Mitchum. Pour quelques lires, gelato compris, ces soirées rassemblaient joyeusement familles bruyantes et jeunes enfants turbulents dans un climat cordial, chahuteur proche des ambiances décrites par Fellini dans Roma. Il y avait parfois presque autant de show au milieu des spectateurs que sur l’écran !
Quelle différence avec cette projection à Brighton du Ben Hur de William Wyler (1959)dans une très grande salle et sur un énorme écran immaculé. Le public très british restait parfaitement silencieux et concentré alors que sur l’écran Charlton Heston fouettait avec énergie ses chevaux dans une folle course de char.
Dix années plus tard, dirigeant le cinéclub universitaire d’Aix-en-Provence, je projetai Le mécano de la « Général » de et avec Buster Keaton (1926). Entrée gratuite, nous étions en mai 1968. La salle était petite, les chaises inconfortables, mais le film un petit chef d’œuvre du muet. Quant au public estudiantin soixante-huitard, chauffé à bloc par la grève générale et les manifestations, il démolit entièrement la salle devant un Keaton imperturbable essayant sur l’écran de rattraper sa locomotive.
Retour à Genève en 1970. À « L’Écran » petite salle au premier étage d’un vieux cinéma (aujourd’hui disparu) de la rue Jean-François Bartholoni. On y projetait L’Extravagant Mr Ruggles (1935) de Leo McCarey, une comédie-western interprétée par le génial et hilarant Charles Laughton. Il était 10h00 du matin. Nous n’étions que deux spectateurs. Un suisse-allemand et moi. Il fallait au moins trois entrées payantes pour que le projectionniste accepte
de lancer le film. Nous payâmes donc chacun un demi-billet supplémentaire. Lui au fond de la salle, moi dans les premiers rangs. Dans cette salle pratiquement vide, à la forte sonorité, je réagissais allégrement à chaque scène comique. Et mon voisin d’outre-Sarine se manifestait aussi chaque fois, à son tour, mais avec quelques secondes de retard. On aurait cru entendre l’écho au sommet d’une de nos montagnes. C’était presque surréaliste !
Un dernier souvenir de 1988. En pleine perestroïka, je me trouvaisà Tbilissi, la capitale de la Géorgie, en repérage pour la production d’un film Italo-soviétique. Marcello Mastroianni, qui devait jouer dans ce film, nous accompagnait. Nous saisîmes cette occasion pour présenter 8 ½ de Fellini dans une salle de plus de 1'500 places. Apprenant la présence de l’acteur italien, près de 2'000 personnes occupèrent bruyamment la salle. Dès que ce dernier monta sur scène, il fut accueilli par une longue standing ovation qui n’en finissait plus. Puis les lumières s’éteignirent, l’écran s’illumina et, comme dans une cathédrale pendant la grand’ messe, un profond silence s’installa dans le public qui buvait religieusement chaque scène du film comme nous l’avions fait en 1969 pendant le Festival de Cannes lors de la projection d’Andrei Roublev de Tarkovski.
Comme cela nous manque de nous retrouver tous ensemble à vivre des émotions sur grand écran. Comme elles nous manquent nos salles de Cinéma !