Le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Le Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne est sur toutes les lèvres. « Il faut qu’il reste à la Riponne », disent les uns. « Non, il faut le déplacer à Bellerive » affirment les autres. Chacun veut donner son avis, bien informé, mal informé, ignorant ou manipulé qu’il soit. Et depuis 1924, on discute du manque de place de ce musée cantonal. Il est temps de prendre une bonne décision. Mais quelle est-elle ? Que sera vraiment ce nouveau musée à Bellerive ? Et que se passerait-il s’il restait dans la poussière du Palais actuel datant de 1904 ? Lausanne a-t-elle besoin d’un nouveau musée ? La ville du major Davel aura-t-elle le courage de ses ambitions ? Saura-t-elle sortir de ses peurs, de ses méfiances, de ses prudences à l’excès ? CultureEnJeu a demandé leurs points de vue à Bernard Fibicher, le directeur actuel du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne qui défend le projet du déplacement à Bellerive et au député Jacques-André Haury qui exprime ses doutes quant au bien fondé de ce déplacement. Puis nous avons donné la parole à Bernard Attinger, ancien architecte cantonal du Valais, qui, du haut de Valère et Tourbillon, observe avec malice ses voisins vaudois.
Bernard Fibicher, directeur du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne
Auteur d’une thèse de doctorat sur le thème du sommeil dans l’art du XIXe siècle, Bernard Fibicher a été conservateur du Musée cantonal des beaux-arts à Sion, conservateur du cabinet des estampes et dessins ainsi que des collections de photo et vidéo au Kunsthaus de Zürich, directeur de la Kunsthalle de Berne, conservateur d’art contemporain au musée des beaux-arts de Berne et enfin, depuis juin 2007, directeur du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne. Dans le parcours de ce valaisan, ne manquons pas de signaler qu’il a été pendant 5 années chargé de cours à l’Université de Berne, qu’il a donné des cours et des workshops sur l’art contemporain en Chine. Et enfin, qu’on lui doit de très nombreuses expositions, entre autres dans la cas du 700e anniversaire de la Confédération.
Bernard Fibicher, depuis quand y a-t-il eu la proposition d’un nouveau musée ?
Cela date en fait de 1924, quand le directeur d’alors, Emile Bonjour, qui était entrain de négocier un legs très important, a dit : « Écoutez, on n’a plus assez de place pour montrer les collections et pour les stocker ».
Très concrètement, l’idée et le projet d’un nouveau musée commence dans les années 70. Puis, on essaie de réfléchir, au début des années 80, à ce qu’on appelait à l’époque un « poly-musée ». C’était la tendance partout en Europe. On essayait de créer de grands musées englobant tout : sciences, sciences naturelles, sciences humaines, géologie, archéologie, beaux-arts… tout le savoir de l’époque, toute l’aventure de l’esprit humain… C’était dans l’esprit du Palais de Rumine qui voulait rassembler toutes les connaissances de l’époque, raison pour laquelle il y avait jusque dans les années 60–70 une partie de l’université au Palais de Rumine. C’était une utopie, et cela reste une utopie.
Il a été fait appel à des français pour développer cette idée… mais cela n’a abouti à rien. Concrètement, on reprend le fil au début des années 90 quand le Conseil d’État décrète que le musée des beaux-arts doit quitter le palais de Rumine pour avoir plus d’espace et pour donner une chance aux autres institutions présentes à Rumine de s’agrandir à l’intérieur du palais.Comme il n’y a plus assez de place pour tout le monde à l’intérieur du Palais de Rumine, on sort des murs l’institution qui pâtit le plus de l’exiguïté du lieu : le musée des beaux-arts. Cela se passait il y a 15 ans.
Quels lieux qui ont été envisagés en premier pour le nouveau musée ?
Il y a eu en tout 17 sites qui ont été étudiés, même en dehors de Lausanne. Dans les derniers, il y avait aussi le Flon et des bâtiments industriels à Sébeillon. Finalement, le site qui a été retenu est celui du terrain en friche de Bellerive. L’ex-cinéma Romandie n’a jamais été étudié comme un site possible. Il n’y a de toutes façons pas les hauteurs suffisantes pour un musée.
Quant à rester à Rumine et faire sortir les autres institutions, ce serait absurde. En effet, les dimensions de Rumine sont trop importantes pour un seul musée. De plus, nous serions devant un problème majeur : l’impossibilité, pour les camions, d’accéder à l’intérieur du musée pour les livraisons. Ajoutons à cela l’installation nécessaire de très grands monte-charge pour amener les œuvres ainsi que les visiteurs : tout cela n’est pas possible sans détruire des parties importantes du palais.
Si le Musée des beaux-arts se déplace à Bellerive, qu’est-ce-que devient le Palais de Rumine ?
Toutes les autres institutions présentes auront plus de place. Elles sont entrain de négocier entre elles une espèce de fil rouge qui les tiennent toutes ensemble : archéologie, cabinet numismatique cantonal, histoire naturelle, bibliothèque cantonale universitaire…
Comment se fait-il que, jusqu’à présent, la communication des opposants au musée à Bellerive a été beaucoup plus engagée et plus agressive que celle portée par les partisans du musée au bord du lac ?
Le problème majeur est que les affaires ont traîné. Depuis 2004, date de la publication du concours d’architecture et de l’exposition des projets, les choses n’ont guère évolué jusqu’à l’an dernier. Les plans étaient ceux qui avaient été présentés à l’époque du concours et on n’avait pas d’autres visuels sous la main. On avait donc décidé à l’époque de ne pas bouger avant d’avoir les fonds pour communiquer. Mais ce visuel de projet, publié en 2004, ce « plan-masse » qui n’était que l’enveloppe et pas encore le bâtiment défini dans les détails par un cahier des charges précis, a continué à circuler. Et, bien sûr, sur une telle base, toutes les projections négatives étaient possibles, et les adversaires du projet ont eu beau jeu d’utiliser ces « caricatures » qui déforment complètement la réalité. On a donc parlé de l’affreux cube, de l’horrible masse de béton…
L’idéal aurait été d’avoir des fonds pour développer le projet, mais à l’époque la demande d’un crédit d’études n’aurait pas passé la rampe du Grand Conseil. Aujourd’hui, la situation est différente. Les deux tiers du Grand Conseil ont dit « oui », d’où le référendum du 30 novembre prochain.
Ce qui fait la qualité du projet – à savoir une œuvre, une forme, une structure organique extrêmement complexe qui s’insère bien dans le paysage – est un désavantage au niveau du marketing du projet puisque c’est un polygone irrégulier qui doit être photographié sous toutes ses coutures pour faire apparaître sa véritable homogénéité. Sous chaque angle, il a toujours un visage différent. Il n’a donc pas une seule identité puisqu’il faut multiplier les prises de vue pour en saisir l’image dans sa complexité. Bien sûr, les opposants utilisent les points de vue les moins favorables, les grossissent, les agrandissent et ne rendent volontairement pas compte de la réalité du projet.
Ils ne disent pas que le passage au bord du lac est garanti et ne signalent pas que le restaurant ainsi que la terrasse au dernier étage du musée et les ascenseurs sont mis à disposition gratuitement sans obligation pour les visiteurs de devoir entrer dans le musée pour y voir une exposition.
Ce musée n’est pas un bâtiment, un bloc, un « truc », une chose isolée que l’on place à un endroit. C’est un projet dynamique qui s’insère dans tout le développement de la rive et qui invite la ville à embellir l’espace entre Ouchy et Vidy ainsi qu’à garantir le passage piéton au bord de l’eau tout au long de ce parcours. Le terrain vague actuel de Bellerive – emplacement prévu pour le nouveau musée – est la seule parcelle qui est restée en friche depuis l’Expo 64 et qui est là en attente d’un développement.
Si on sort le Musée des beaux-arts du Palais de Rumine, cela donne aussi une chance à toutes les autres institutions de se redéployer, de gagner en importance et cela forcera parallèlement la Ville à rattraper le désastre de la place de la Riponne. Cela permettra de repenser la Place. Plusieurs députés se penchent d’ailleurs déjà sur ce problème. Le projet du déplacement du musée est donc une occasion fabuleuse pour repenser à la fois le centre ville et les rives.
Les adversaires du projet à Bellerive reprochent la forme du musée. Nous venons d’en parler. Quels sont leurs autres arguments ?
Il y a cinq autres arguments que les opposants au Musée de Bellerive aiment à présenter :
1. On ne bétonne pas les rives du lac, on ne construit rien au bord du lac, on ne prend pas la vue sur le lac.
Notre contre-argument est que de tous les projets retenus au second tour, le projet choisi est celui le plus compact. Il laisse également plus d’échappées sur le lac, d’où que l’on se trouve, et il guide la vue dans tous les sens grâce à sa forme polygonale. En plus, on augmente la vue puisque depuis tous les étages jusque sur la terrasse à 25 mètres de hauteur il y aura des points de vue, des panoramas absolument fabuleux et inédits sur le Léman, sur les Alpes, sur la ville…
2. Demander 68 millions de francs aux contribuables est un véritable scandale, c’est beaucoup trop.
Mais ils ont bien caché dans leur argumentation le fait que la moitié du financement vient de fonds privés. Donc 34 millions pour les contribuables et 34 millions pour des fonds privés et des sponsors. C’est peu d’argent si on tient compte du fait que l’investissement annuel de l’État dans l’immobilier est de 200 millions de francs.
3. Ce musée est à l’extérieur de la ville. C’est inaccessible. Il n’y aura pas de visiteurs. Il n’y a pas de transport public.
La plupart des nouveaux musées s’établissent en dehors des villes avec la volonté d’être entourés d’espaces verts. La Fondation Beyeler de Bâle ou le musée Paul Klee de Berne sont en dehors des villes. À Lausanne, on ne peut pas dire que Fondation de l’Hermitage soit en centre ville, et pourtant le public y est bien présent. C’est un argument qui ne tient pas la route. Il y a déjà des bus qui vont de la gare à Vidy. Le M2 va de toutes façons changer la configuration de la ville. En plus, si la municipalité décidait de construire un ponton ou une passerelle amovible au dépôt des bateaux, cela permettrait de créer une très belle promenade au bord du lac, intégrant complètement dans cet axe aussi bien le chantier naval que le nouveau musée.
4. L’endroit est isolé.
C’est faux. Il y a de nombreuses écoles (Auguste Piccard, l’IMD, l’HEP), de nombreuses entreprises, une infrastructure hôtelière très développée, un théâtre, tout cela à 10 minutes à pied du musée. C’est un espace de loisirs, de détente… et un musée, aujourd’hui, que l’on veuille ou non, fait partie de cette offre-là. Les gens vont dans un musée quand ils en ont le temps. Dans tous les musées, c’est comme cela. À 15h un jeudi, que le musée soit au centre ou au bord du lac, il n’y a que quelques personnes âgées et peut-être une classe à visiter les expositions. Alors que le week-end, qu’il fasse beau ou que le temps soit maussade, le public est au rendez-vous, surtout si c’est dans un décor au bord d’un lac.
On aura en plus des services qui n’existent pas actuellement : un café-restaurant au-dessus du lac, un shop, un atelier pédagogique pour les plus jeunes, une salle polyvalente, une salle de projection de 80 places…
5. On n’aime pas l’emprise du capital privé sur les structures de l’État.
Effectivement, on veut créer une fondation de droit public pour avoir une certaine autonomie au niveau du fonctionnement et du financement. Tous les employés resteront de toutes façons des employés de l’État. Les structures resteront celles de l’État. Mais on aura la possibilité de réaffecter les recettes à nos projets. Ces recettes ne se perdront plus dans l’anonymat des caisses de l’État, mais seront directement réinjectées dans les activités du musée.
Si tout procède pour le mieux, quand serait opérationnel le nouveau musée ?
Je pense que 2012 va être une date presque impossible à respecter. Je crois être plus réaliste en parlant de 2013.
Jacques-André Haury, député au Grand Conseil vaudois
Médecin et député au Grand Conseil vaudois, Jacques-André Haury est opposé au déplacement du musée des beaux-arts de Rumine à Bellerive. CultureEnjeu lui a donné la parole pour mieux comprendre l’argumentation des opposants à ce projet.
Jacques-André Haury, qu’est-ce qu’est pour vous un musée de beaux-arts ?
Pour moi, un musée des beaux-arts, c’est un pont entre la société et les Arts. Et ce pont doit se trouver là ou réside la société, c’est-à-dire dans la ville et pas en périphérie, devenant ainsi un objectif de course d’école. L’idéal serait un musée à travers lequel on passe quand on va à son travail. C’est cette vision-là que j’ai de la culture dans la cité. Il ne faut pas vider le centre ville d’une grande présence de son passé culturel.
L’idéal peut être d’un côté Beaubourg à Paris, mais aussi cette pyramide de verre au milieu de la cour du Louvre qui intègre ce musée dans une vision du XXIe siècle. Il faudrait également intégrer le XXIe siècle à la Riponne. D’autant plus que cette Riponne est un endroit qui est un peu en agonie. Le fait que cette place soit à ce point utilisée par des personnes un peu marginales montre bien que ce n’est pas actuellement un endroit très accueillant. Heureusement, le M2 va lui redonner vie.
Quels sont les principaux handicaps que vous voyez dans un musée à Bellerive ?
Un musée dans ce lieu est évidemment contraire aux réflexions que l’on fait actuellement sur le développement durable visant à épargner les terrains vierges et à densifier les lieux déjà construits. Dans la même ligne environnementale, on considère que l’accès à Bellerive attirera inévitablement le transport individuel et principalement motorisé. Alors que le site de Rumine-Riponne attire naturellement le transport en commun, surtout avec le M2.
Il y a en plus quelques problèmes politiques essentiels qu’il faut souligner.
Premièrement, le problème de Bellerive, c’est que cette construction ou plus exactement le plan d’affectation cantonal déroge à un certain nombre de dispositions légales. Ces dispositions étant violées, on aura des oppositions au moment de la mise à l’enquête qui, en tout cas, vont ralentir le projet, et potentiellement pourraient même le bloquer, en particulier à cause de la distance d’au moins 20 mètres du rivage à respecter et de l’interdiction d’implanter dans le lac. Cela est un réel problème politique quand on veut construire en dérogation aux règles, sans les avoir changées auparavant.
Deuxièmement, on va mettre un certain nombre de millions à Bellerive, mais on devra de toute manière mettre d’autres millions à Rumine. En réalité, nous allons devoir faire une double dépense, pour mettre à Rumine un musée ou une activité d’intérêt secondaire, ce qui est fort dommage.
Un des intérêts du musée à la Riponne est sa synergie culturelle avec les visites de la cathédrale, celles de l’espace Arlaud, avec les restaurants et avec les libraires qui sont tout près. Et cela me paraît une raison valable pour maintenir les activités du musée dans le milieu dans lequel il a été conçu au départ, parce que les réseaux qui se sont construits autour sont non seulement coûteux à reconstruire ailleurs, mais souvent longs à la reconstruction.
Que pensez-vous de la proposition esthétique de ce projet ?
Je ne pense pas que l’aspect esthétique du nouveau musée soit le problème principal, parce que j’admets que cela peut être une question de goût. Ce que je sais, c’est que le terrain de Bellerive est un terrain relativement exigu et que, pour un projet qui doit avoir le volume que l’on veut, on est presque obligé de faire quelques chose de très massif et de très haut. On n’a pas la place qu’a eu la Fondation Paul Klee qui a pu également utiliser une grande partie du sous-sol. À Bellerive, on ne peut pas creuser à cause des infiltrations d’eau. Cela fait quand même beaucoup d’éléments restrictifs. On peut donc dire que si le projet n’est pas satisfaisant sur le plan esthétique, ce n’est pas la faute des architectes, mais celle des contraintes imposées par le terrain.
Que se passera-t-il, selon vous, si la population se prononce pour le déplacement du musée à Bellerive ?
Si la population décide pour le musée à Bellerive, ce projet aura alors à ce moment-là une légitimité populaire. Cela n’empêche pas qu’il faudra retransformer le Palais de Rumine et y investir des millions. Et je peux volontiers imaginer que ceux qui auront voté pour le projet à Bellerive seront aussi prêts à voter pour le financement du nouvel aménagement du Palais de Rumine.