Variations théologiques sur la loterie
Il est bien probable que beaucoup de joueurs prient le ciel en attendant le tirage de la loterie.
« Seigneur, fais que je gagne les 114 millions de vendredi soir ». « Tu pourrais au moins acheter un billet », a-t-il un jour répondu, un peu lassé, à un joueur qui, depuis plusieurs semaines, lui faisait une telle demande. Le problème posé par une interprétation théologique du jeu est à la hauteur du débat sans fin sur le hasard et la providence. Si je ne gagne jamais rien, finira par penser le joueur malchanceux, c’est parce que quelque chose de négatif me colle à la peau, un destin, un problème métaphysique, ou un comportement négatif sanctionné par ces tirages systématiquement funestes. Qui sait ? Y a-t-il néanmoins quelque part un baume pour les perdants éternels ?
La Bible s’en préoccupe. Elle en fait son fond de commerce, dirait Nietzsche. Par exemple avec cette invitation à se délester de toutes ses richesses – ses gains – pour hériter de la vie éternelle. Sous-entendu, si tu ne gagnes jamais, te voilà finalement sur le bon chemin, car, n’oublions pas que qui veut sauver sa vie la perd, et que ta chance est dans ta malchance.
La religion peut être vue comme un système complexe de consolation pour les perdants de toutes sortes. Mais d’une certaine manière, elle fait crédit au mécanisme de la loterie. Prenons la prédestination chez Calvin, et certains de ses inspirateurs bibliques. Cette doctrine, trop souvent surévaluée, explique que les élus à la vie éternelle et les condamnés à la damnation ont déjà été désignés par Dieu au commencement du monde. Sans qu’on connaisse les critères ni notre rôle de crypto créature dans ce concours. Et black out également concernant les circonstances du grand loto primordial. Sur un mode caricatural, cette doctrine accentue la thèse éminemment chrétienne, principalement protestante, qui veut que nos actes, nos investissements et nos comportements n’ont pas de poids pour déterminer notre place dans la félicité ou la damnation éternelle. C’est Dieu qui décide, sans vraisemblablement s’embarrasser de tenir la comptabilité de nos bonnes ou mauvaises actions. Dès lors, jouer à la loterie ou au casino n’est pas interdit, quand bien même la tradition chrétienne vient mettre ici et là quelques bémols. « Tout est permis, mais tout ne convient pas », dit l’apôtre Paul. Questions de nuances et de détails (là où se cache sans doute le démon… du jeu).
Parions par exemple que les héritiers du protestantisme d’inspiration calviniste voient d’un œil soupçonneux le rôle que joue la Loterie Romande dans le financement du social et de la culture. Ne peut-on pas faire politiquement mieux que d’entretenir ou promouvoir des institutions nécessaires en s’appuyant sur les rêves d’enrichissement facile du joueur ? Mais d’autres avis, éminemment théologiques, sont possibles. Le Réformateur Martin Luther s’est rendu célèbre avec son mécanisme du simul justus et peccator, dans lequel il pose que l’être humain est fondamentalement à la fois juste et pêcheur, loup et agneau, bon vivant et ascète, égoïste et solidaire, flambeur et généreux. Tout cela dans une combinaison siamoise qu’il serait contre-indiqué de défaire. Conséquence : on ne fait pas de bonne politique qu’avec de bons sentiments, ou alors cette illusion conduirait à donner au moralisme induit un sentiment de pureté un peu trop concurrentiel avec le Dieu « tout autre ».
Flatter l’individualisme pour développer la solidarité, ça s’appelle le pragmatisme. Et de toute manière, Dieu reconnaîtra les siens lors du tirage final.